« Dans le prolétariat pleinement développé se trouve pratiquement achevée l’abstraction de toute humanité, même de l’apparence d’humanité; dans les conditions de vie du prolétariat se trouvent condensées toutes les conditions de vie de la société actuelle dans ce qu’elles peuvent avoir de plus inhumain. Dans le prolétariat, l’homme s’est en effet perdu lui-même, mais il a acquis en même temps la conscience théorique de cette perte; de plus, la misère qu’il ne peut plus éviter ni retarder, la misère qui s’impose à lui inéluctablement — expression pratique de la nécessité —, le contraint directement à se révolter contre pareille inhumanité […]
Or il ne peut se libérer lui-même sans abolir ses propres conditions de vie. Il ne peut abolir ses propres conditions de vie sans abolir toutes les conditions de vie inhumaines de la société actuelle, que résume sa propre situation. Ce n’est pas en vain qu’il passe par la rude, mais fortifiante école du travail. Il ne s’agit pas de savoir quel but tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier, se représente momentanément. Il s’agit de savoir ce que le prolétariat est et ce qu’il sera obligé historiquement de faire, conformément à cet être. »
Karl Marx, Friedrich Engels, La Sainte Famille“Cet aspect du rapport entre capital et travail est précisément un facteur essentiel de civilisation.”
Karl Marx, Grundrisse, Chapitre du capital, II, p.28« Une société où le produit du travail prend généralement la forme de marchandise et où, par conséquent, le rapport le plus général entre les producteurs consiste à comparer les valeurs de leurs produits et, sous cette des choses, à comparer les uns au autres leurs travaux privés à titre de travail humain égal, une telle société trouve dans le christianisme avec son culte de l’homme abstrait […] le complément religieux le plus convenable. »
Karl Marx, Le Capital, Livre I, Chapitre 1
1.
Nous vivons une ère de crises écologiques s’étalant sur le temps long, tout à la fois pesante et souple, métrique et mercuriale. Ces crises apparaissent comme la crise de la soutenabilité de la vie humaine sur une planète malade et découragée, mais sont fondamentalement la crise du mode de production. Le Capital a créé un monde à son image.
2.
Les relations qui régissent le métabolisme entre les deux grandes sources de toute ‘richesse’ – le travail humain et la nature matérielle – sont en train de rompre. De fait, les rapports capitalistes de production forment le point de nucléation de ce partitionnement, au travers duquel ‘travail humain’ et ‘nature matérielle’ apparaissent comme des conditions naturelles d’existence, tout à la fois présuppositions et résultats de la production.
3.
C’est la rupture de cette relation qui révèle le capital lui-même comme une contradiction mouvante entre humanisation et déshumanisation, valorisation et dévalorisation.
4.
Notre époque actuelle de longue stagnation économique et de volatilité ponctuelle est une période de déshumanisation accompagnée par un essaim de compensations ‘‘naturelles’’ qui désintègrent toute rupture claire entre humain et non-humain, production et consommation, industrie et arrière-pays (hinterland) extractif1 Parmi ces compensations naturelles, nous incluons les « phénomènes météorologiques extrêmes » résultant de la perturbation des cycles climatiques, la prolifération des épidémies zoonotiques et anthroponotiques, la réorganisation des réseaux trophiques et des structures écologiques, ainsi que le déclenchement de cascades trophiques à grande échelle.. Ce ‘’holisme’’ d’un genre particulier semble ne pouvoir prendre que la forme de la catastrophe, l’effet agrégé du chaos climatique, de l’extinction de masse, de l’agitation sociale et de l’instabilité économique. Si la nature a bien repris les rênes de l’histoire, il semble que ce soit seulement pour y mettre un terme. Ce n’est pas un humanisme triomphant qui résoudra cette crise, mais l’abolition du régime racialisé de l’humanité par la production du communisme.
5.
Malgré les coups de clairons sonnés au nom de l’écologie politique programmatique2À titre d’exemple non exhaustif, nous incluons par exemple les partisans du « Green New Deal » ; le communautarisme, le collectivisme et le municipalisme des écologistes sociaux ; les écologistes profonds partisans des réserves « sauvages », les défenseurs de la « décroissance » et les communistes (par exemple, Jason Hickel, Kohei Saito) ; les climato-léninistes tels qu’Andreas Malm, les partisans jacobins du développement « écologique » des forces productives et les détracteurs de la décroissance (par exemple, Matt Huber, Leigh Phillips) ; et même le « programme immédiat » bordiguiste du communisme. Bien que le contenu de ces prescriptions varie considérablement et, dans certains cas, se contredisent directement, elles sont toutes programmatiques en ce sens qu’il s’agit de programmes écologiques positifs qui doivent être réalisés fondamentalement par une lutte affirmative dans la sphère politique. – que ce soit pour la paix ou l’ordre, la croissance ou la décroissance économique, la durabilité ou l’écosocialisme, l’écologie sociale ou profonde – peu de clarté a été apportée sur les questions à l’ordre du jour. Les différentes facettes de la crise – écologique, sociale, politique, économique, climatique – apparaissent comme des phénomènes indépendants sur la scène mondiale, réunis par la malchance, la cupidité ou un mauvais calcul politique. Les solutions proposées sont aussi variées que les causes supposées. Mais l’hypothèse humaniste sous-jacente selon laquelle l' »humanité » elle-même est le sujet-objet de l’histoire et de nos préoccupations politiques et morales n’est pas remise en question, y compris par les analyses gauchistes les plus radicales du moment présent.
6.
Dans la pratique actuelle, cette abstraction que nous appelons ‘‘l’humain’’ est réellement réalisée par les contradictions mêmes qui nous apparaissent à présent comme des crises polyvalentes dans notre époque de monstres. ‘‘L’humain’’ est une forme pervertie des relations sociales et écologiques qui composent le mode de production capitaliste, une forme constituée par son antagonisme externe avec le monde non-humain et sa gestion interne, racialisée et sexuée, de ses formes d’être [Daseinsformen]. Elle entre sur la scène historique comme une négation déterminée du dynamisme écologique et de la continuité de la vie sur la planète.
7.
La civilisation capitaliste est une anthropogenèse récurrente et, simultanément, la dégénérescence de l’humain. Le capital ne postule l’humanité que pour l’abjecter. Le projet est maintenant d’articuler une théorie du communisme comme fin du monde capitaliste, fin du culte de l’homme et fin de l’espèce.
8.
Les traditions « éco-marxistes » prédominantes rendent compte du capitalisme comme une totalité sociale qui ne se limite pas au processus immédiat de production, mais c’est précisément cet éloignement de la production qui entrave leur capacité à expliquer la relation particulière entre non-humain et humain. Ces deux termes sont tous deux supposés exister en tant que matière ontologique et sont réunis par la production capitaliste de manière destructrice. Pour les humains, cela implique à la fois l’exploitation dans la production et l’appauvrissement dans la sphère de circulation. Pour la ‘‘nature‘‘ non-humaine, la dégradation – la rupture métabolique – est avant tout un effet externe dans la sphère de circulation. La production elle-même est toujours perçue comme une continuité du processus transhistorique du travail humain. Ces analyses du marxisme écologique considèrent le travail humain comme donné3 Cela vaut même pour Kohei Saito, figure emblématique du milieu écosocialiste, qui propose sans doute la critique la plus approfondie de cette école, mais qui accepte sans broncher le caractère unique du travail humain par rapport aux activités de toutes les autres espèces à toutes les époques.. Pour nous, il s’agit d’un point de départ. Ce n’est qu’en pénétrant le monde souterrain de la production que nous pouvons expliquer comment l’apparence du conflit entre l’homme et la nature offre un aperçu des relations réelles du mode de production capitaliste.
9.
Au niveau général, les activités métaboliques avec lesquelles les humains et les autres espèces entrent en relation avec leur environnement sont transhistoriques et indéterminées. Le processus de travail, compris comme une forme de cet échange métabolique, est à la fois privé et social, concret et abstrait. Dans une économie capitaliste de marché, ces caractéristiques s’effondrent et le travail humain n’est social que dans son caractère abstrait. Le travail concret est privatisé et le travail social est abstrait en tant que travail humain en général. En vertu de cette généralité, le travail humain est réifié sous forme de valeur.
10.
Cette dépense générale de la ”force vitale” humaine4 Ce terme se trouve souvent traduit chez Marx par « dépense d’énergie humaine », comme dans la traduction anglaise de Contribution à la critique de l’économie politique (1859) : « Use-values serve directly as means of existence. But, on the other hand, these means of existence are themselves the products of social activity, the result of expended human energy, materialized labour». Dans l’original allemand, cependant, Marx utilise le terme menschlicher Lebenskraft, qui se traduit plus précisément par « vitalité humaine » ou « force vitale ». La réduction de ce caractère vivant et créatif du travail, ce que Marx appelait dans les Grundrisse « le feu vivant qui donne forme » au travail, à sa thermodynamique prosaïque a obscurci l’analyse du travail abstrait et de sa relation avec l’activité métabolique non humaine et l’écologie pendant plus d’un siècle, de l’« économie écologique » de Serhiy Podolynsky à la théorie de la valeur d’Isaak Rubin et à ses adeptes et détracteurs contemporains, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du milieu de la « théorie de la forme-valeur ». Il existe une continuité et une différence entre l’énergie et la vitalité. Cette dernière est une manifestation particulière de la première, dans sa transformation et sa conservation, mais elle n’est pas identique à celle-ci. Le travail se mesure en temps, et non en unités d’énergie : « Tout comme le mouvement se mesure en temps, le travail se mesure en temps de travail » (Contribution à la critique de l’économie politique). Il est intéressant de noter que Marx, dans l’une de ses métaphores physiques, opte pour le mouvement plutôt que pour le travail, qui se mesure dans les mêmes unités que l’énergie (joules). Bien que le mouvement soit le résultat du travail, il n’est pas identique à l’énergie nécessaire à cette transformation. Le travail ne se réduit pas à des calories. Nous remercions Mike Gouldhawke pour son aide dans la clarification de cette distinction. Comme le souligne Mike : « Comme le dit Marx, le mouvement se mesure en temps, tout comme le travail. Nous mesurons la quantité d’essence consommée par une voiture. Mais nous ne mesurons pas la vitesse en fonction de la consommation de carburant. » Nous soulignons que, dans le cadre des questions examinées ici, la force vitale, tout comme la dépense énergétique « ordinaire », n’est pas une qualité propre à l’Homo sapiens. n’existe pas réellement en un sens uniforme, pratique et matériel à toutes les époques. Il s’agit d’une potentia latente. C’est le sens de la force de travail pour Marx, après tout. Si l’abstraction des qualités concrètes du travail est censée nous laisser avec sa dépense en général, on ne voit pas bien ce qui différencie le travail humain d’autres activités métaboliques non humaines, qu’il s’agisse de ‘‘services écosystémiques’’, de processus thermodynamiques ou de ‘‘travail’’ animal. La réduction du ‘‘travail abstrait’’ à une généralité abstraite – qu’elle soit ‘‘vitale’’, ‘‘physiologique’’ ou ‘‘thermodynamique’’ – pose ce problème parce qu’il n’est pas possible de démontrer que le ‘‘travail humain en général’’ – l’activité métabolique de l’espèce Homo Sapiens – possède des qualités qui ne sont pas partagées a priori par d’autres espèces ou même par des processus écosystémiques plus complexes. Rappelons que, dans son enquête sur le ‘‘travail humain en général’’, l’objectif de Marx était de montrer que tout travail humain peut être réduit à un simple travail, ou à un ‘‘pur et simple’’ travail humain. La cognition, la complexité psychosociale et la représentation symbolique ne sont pas les critères pertinents.
11.
Le comportement et les activités métaboliques du monde non-humain ne peuvent être réduits à un simple ‘‘instinct’’, opposé à la ‘‘volonté délibérée’’ du processus de travail, la supposée province et providence divine de l’homme. La socialité, la conscience, la sensibilité et l’action intentionnelle – ces caractéristiques ne sont pas limitées aux êtres humains. La célèbre comparaison de Marx de ‘‘l’architecte et l’abeille’’ est tout simplement fautive. Cependant, elle n’a pas d’incidence réelle sur sa théorie de la valeur ou sur son analyse du processus de production. Il s’agit d’une position matérialiste assez primaire, mais la pratique sociale précède la théorie de celle-ci ou sa représentation dans l’esprit. Même si nous acceptons la supposée ‘‘unicité’’, la complexité cognitive ou la ‘‘supériorité’’ de l’Homo Sapiens dans sa relation au travail – une présupposition spécieuse, cela n’a aucune incidence sur le processus d’objectivation du travail humain comme valeur. Nous devons chercher l’origine de la séparation ailleurs.
12.
Si nous admettons qu’il existe une continuité écologico-physiologique entre les activités métaboliques humaines et non humaines, nous en revenons à la question de savoir comment et pourquoi seul le travail humain est objectivé sous forme de valeur. Le continuum métabolique des systèmes terrestres et planétaires ne résout pas à lui seul l’énigme. La reconnaissance de cette continuité, par opposition à la rupture catégorique présupposée par les Lumières européennes et leurs adeptes, indique simplement que la séparation entre l’humain et le non-humain doit être historicisée. Si le processus de travail tel que décrit par Marx est maintenant élargi pour inclure les capacités d’une certaine vie non humaine, cette ‘‘action intentionnelle’’ peut être une condition nécessaire, mais non suffisante, pour la production capitaliste. Les conditions suffisantes impliquent des relations sociales particulières, pas seulement des impératifs biologiques ou des capacités cognitives.
13.
Comme totalité sociale, la forme valeur en tant que telle est l’objectivation – le stade de chrysalide sociale – de la masse du travail humain, indifférencié. Son fondement est une question historique, non ontologique, épistémologique, biologique évolutionnaire ou neuro-cognitive. C’est par ce tour de passe-passe historique que le capital émerge en tant que travail humain mort, animé et réanimé par le seul travail humain vivant.
14.
Dans le mode de production capitaliste, les relations sociales entre les producteurs – le métabolisme social – se renversent dans la forme de la marchandise. Toutes les marchandises ont en commun d’être le produit du travail humain en général, indépendamment des qualités concrètement différenciées de ce travail. Cette abstraction n’est pas le résultat de capacités a priori qui rendent les humains disponibles pour la domination par l’abstraction, mais la condition historique de la mise en relation des résultats du travail humain les uns avec les autres en tant que marchandises. C’est ‘‘l’unicité de leur existence’’.
15.
Cette unicité de l’existence – travail humain indifférencié ou homogène, travail abstrait, travail humain en général – est abstraite non seulement des qualités concrètes de ce travail, laissant de côté son caractère de dépense physiologique humaine, mais aussi des autres forces et processus vitaux, des transformations thermodynamiques, des relations écologiques ou du ‘‘travail’’ des animaux non-humains. Si la condition de possibilité de cette abstraction est que le travail humain soit réduit à une dépense de force vitale, alors l’abstraction du travail humain hors des autres forces vitales et des transformations de la matière est réalisée comme une nécessité, engendrée par la production de marchandises. Indépendamment de la diversité des « feux vivants qui donnent forme » contribuant à la production de la marchandise, le seul commun est le travail humain.
16.
Le résultat de la contingence historique, la vérité pratique du travail humain en général – réifié sous forme de valeur – nie toute continuité métabolique et toute relation socio-écologique antérieure. De ce fait, ce qui est abstrait n’est pas le travail en tant que tel, mais sa qualité humaine, ou humanité, pure et simple comme mode d’existence ou forme d’être indifférenciée, communauté sociale, et comme la force motrice de l’histoire.
17.
Le travail humain en général, indifférencié physiologiquement ou dans ses qualités concrètes, est une abstraction unilatérale qui acquiert une vérité pratique en tant que travail abstrait dans le cadre des rapports de production capitalistes. Ce qui est acquis, c’est la réalité pratique du travail en tant que caractéristique humaine unique. La diversité et l’hétérogénéité de l’activité humaine sont aplaties et subsumées sous cette abstraction, en tant que valeur en potentia. Dans la production capitaliste, être humain c’est avoir la capacité de valorisation.
18.
Cela ne signifie pas que l’homogénéisation du travail humain présuppose un manque de différenciation au sein du processus de travail. Marx n’affirme nulle part que le capitalisme homogénéisera les relations sociales ou même le processus de travail. Le capital assimile les différences dans le processus de production. La race, l’ethnicité et le genre, par exemple, opèrent comme des vecteurs de socialisation du travail et peuvent réduire les coûts de sa reproduction et de sa discipline. La différence fonctionne comme un ‘‘mécanisme de tri’’ au sein et en dehors du processus de production. Nous pouvons ainsi comprendre comment la segmentation est affectée au niveau du processus de production immédiat et dans la sphère de la reproduction. La production de plus-value est une abstraction obtenue par la différenciation. Les différences raciales, ethniques, sexuelles et nationales ne sont pas seulement compatibles avec le travail abstrait : elles en sont constitutives. La reproduction de la relation capitaliste est la reproduction de cette totalité fragmentée.
19.
Les éléments non-humains prennent la forme d’objets de production, non productifs en eux-mêmes, dépourvus de la potentia historique de se figer dans la forme de la valeur. Les habitants du domaine non-humain ne peuvent prendre que la forme d’intrants énergétiques, de techniques d’économie de travail, d’objets des processus de travail humain, de matières premières, i.e. de capital constant ou de ‘‘dons gratuits de la nature’’, ou alors ils prennent la forme de déchets. Le travail humain abstrait domine et subordonne la vie humaine ainsi que non-humaine, de telle sorte que le monde non-humain est objectivé en tant que ‘‘nature matérielle’’ – en tant que simple objet de l’humanité – sans être subsumé par elle. Cette spéciation est à la fois la prémisse et le résultat de la production capitaliste5 Par « spéciation », nous n’entendons pas simplement la différence entre les espèces au sens taxonomique ou phylogénétique, ni la séparation entre humains et non-humains. Nous incluons parmi les formes de spéciation, entre autres, la race, la nation, le genre, la validité, le sexe et la sexualité. Notre utilisation s’inspire de Fanon : « Quand on aperçoit dans son immédiateté le contexte colonial, il est patent que ce qui morcelle le monde c’est d’abord le fait d’appartenir ou non à telle espèce, à telle race. » (c’est nous qui soulignons) dans Les Damnés de la Terre, p.43..
20.
La dépossession – la séparation des moyens de subsistance – a transformé les relations sociales et écologiques. Elle a eu pour effet de faire des relations sociales une sphère exclusivement humaine, puisque le travail social et les rapports sociaux sont conditionnés – via la forme marchandise – par le travail humain en général. Ainsi, sous le capitalisme, la sociabilité humaine n’est réalisée que par cette inversion, forme pervertie de la production capitaliste. C’est cette inversion qui sépare l’activité humaine des processus métaboliques non-humains en réifiant le travail humain abstrait sous la forme de valeur. Pour Marx, une inversion sujet-objet a lieu précisément de cette manière via la production capitaliste.
21.
Si nous élargissons notre perspective pour considérer la vérité pratique de l’abstraction du travail humain en général, par rapport au métabolisme non-humain, il devient évident que, dans l’inversion capitaliste des relations sujet-objet, l’objectivation revêt un caractère dual. D’une part, le travail humain, par son inversion sous forme de marchandise, devient l’objet du processus de production en tant que processus de valorisation. D’autre part, il est séparé des intrants non-humains qui ne peuvent être objectivés sous forme de valeur. Ces derniers deviennent ainsi de simples réceptacles pour l’objectivation du travail humain.
22.
Ce n’est donc pas seulement la socialité humaine qui existe sous une forme pervertie dans les relations de production capitalistes. L’humain et le non-humain, réalisés en tant que vérité pratique par le processus de valorisation, générés en tant que discontinuité spécifiée [speciated] dans le continuum de la vie et des processus métaboliques, sont eux-mêmes des formes perverties de relations matérielles socio-écologiques dynamiques. La reproduction de cette spéciation est le processus d’humanisation.
23.
Le caractère dual de la production capitaliste, à la fois processus de valorisation et processus de travail concret, est l’unité contradictoire de ce processus d’humanisation6 L’humanisation est ici comprise comme une vérité pratique qui trouve son équivalent abstrait sous la forme de l’anthropologie, de la zoologie et des modes modernes de taxonomie et de catégorisation phylogénétique, qui considèrent tous la spéciation – une réification de la forme-valeur – comme une réalité transcendantale., une anthropogenèse perpétuelle. D’une part, l’abstraction du travail humain réalise la production de la plus-value. D’autre part, la qualité concrète de ce travail transforme les objets de production en marchandises ayant des caractéristiques particulières et des formes naturelles. C’est la reproduction de l’homme dans l’abstrait qui est à la fois la prémisse et le résultat de la production capitaliste.
24.
Le processus de production, en tant que processus d’humanisation, cache son contraire – la déshumanisation. La reproduction de la qualité humaine du travail, dans ses qualités abstraites et concrètes, détermine l’activité non-humaine, la thermodynamique et le métabolisme en tant que non-travail. La non-humanité et l’inhumanité ne peuvent apparaître que comme des conditions objectives de la production – intrants matériels bruts, moyens de production, mécanismes et technologies d’économie de main-d’œuvre. S’ils n’ont aucune utilité pour la production, ils apparaissent alors comme la masse des ‘‘déchets’’ ou des ‘‘excédents’’ de la production capitaliste, qui est un excédent à l’humanité.
25.
Le capital doit être compris comme le corps mort de l’humanité, animé au travers de la reproduction et l’objectivation de l’humanité vivante sous la forme de valeur. L’être humain, vivant ou mort, n’est rien d’autre qu’un rituel du capital. Ce rituel exige une objectivation plus approfondie du non-humain sous la forme naturelle concrète des marchandises, simples coquilles terrestres du processus abstrait d’humanisation.
26.
‘‘Humanité’’ et ‘‘civilisation’’ sont des totalités indéterminées, avec des contenus et signification variant historiquement, mais qui prennent des formes déterminées grâce au mode de production capitaliste. La ‘‘civilisation humaine’’ apparaît donc comme une accrétion de formes capitalistes déterminées, l’hologramme projeté sur le monde obscur [arcane world] du métabolisme inversé propre au capital. Le contenu de la ‘‘civilisation humaine’’ est capitaliste de part en part7« Le capital comme = à la civilisation », Marx, Grundrisse, Le chapitre du capital, VI, 24..
27.
Avec la généralisation de la production capitaliste, la relation entre les animaux non-humains et la reproduction sociale est dramatiquement transformée. Contrairement à la force humaine de travail, le potentiel énergétique des animaux non-humains peut être entièrement expulsé hors du processus de production. Cela a eu tendance à se produire au cours du développement capitaliste, la machinerie, qui a contribué à l’augmentation productivité du travail en tant que moyen de production8La convergence et l’homogénéisation du travail humain dans l’abstrait sont les conditions qui rendent possibles la mécanisation et l’augmentation de la composition du capital. La machine n’est pas en soi un mode de production, mais un aspect de cette spécialisation et de cette contrainte à la productivité. Elle n’est pas nécessairement la seule forme que prend cet impératif. Plus précisément, l’accumulation intensive en main-d’œuvre se réalise à travers des régimes de différenciation et de hiérarchie du travail – race et genre – qui sont mobilisés dans le processus immédiat de production afin d’extraire le maximum de travail dans une unité de temps donnée. La coercition physique, le travail non libre, la discipline temporelle et la division raciale et sexuelle du travail sont autant de formes d’accumulation intensive de travail. En d’autres termes, les techniques, et pas seulement la technologie, sont impliquées dans la croissance intensive (production de plus-value relative) et ne se limitent pas à la croissance extensive (plus-value absolue). Le genre et la race pénètrent le processus immédiat de production et ne sont pas seulement des référents idéologiques ou des représentations de la division et de l’abjection prolétarienne. , supplantant les ‘‘bêtes de somme’’. D’autre part, du fait qu’ils ne sont pas des travailleurs, ils peuvent de plus en plus figurer dans les processus de production en tant que matières premières et objets de travail. Cela est particulièrement vrai après les crises, la stagnation et le déclin séculaire de la valorisation.
28.
La convergence de l’humanité, par le biais de l’homogénéisation du travail abstrait, est réalisée par sa segmentation et sa spéciation. Une fois achevée, cette dynamique crée, assez paradoxalement, la possibilité d’une substitution non-humaine, principalement sous la forme de machines, mais aussi historiquement sous la forme d’animaux non-humains (animaux de trait), de processus écosystémiques (la roue à aubes) et d’énergie carbone ‘‘morte’’ (combustibles fossiles). Cette substitution n’est toutefois possible que parce que ces formes de travail et d’énergie non humaines ne sont pas du travail et ne sont pas rémunérées en tant que telles. Ce sont des ‘‘dons gratuits’’ de la nature. Ceci dévoile une contradiction centrale du capitalisme : dans sa constitution historique du travail humain productif qui, en tant que substance abstraite de la valeur est sa source de vie et sa raison d’être [en français dans le texte], il pousse simultanément à dépouiller des pans croissants de l’humanité de leur substance sociale en les déshumanisant et en les abjectant, remplaçant le travail vivant par le travail mort, excavant systématiquement la forme humaine qui est le ressort de l’accumulation. Telle est la tendance historique et logique du capitalisme dans lequel la race, le genre et l’espèce indexent la tension immanente entre l’humain et le non-humain. Dans un autre registre, les crises de valorisation sont des crises d’humanité.
29.
Tandis que la production capitaliste se sape elle-même, le capital produit une masse croissante d’humanité excédentaires et d’excédent à l’humanité, que ce soit sous la forme d’une masse croissante de bidonvilles et de campements de sans-abris, de forêts dévastées et de terres indigènes spoliées, de jeunes racialisés [racialized] dépossédés, d’anciens bûcherons et de menuisiers, de paysans et de fermiers démunis, de mineurs indigents ou d’animaux non-humains à la fois consommés et expulsés par l’économie. Dans les périphéries de la valorisation, la seule unité est la déshumanisation.
30.
Sans relation formelle avec le capital, ce surplus est rejeté hors du processus de production et avec lui de la sphère de l’humanité. Livré à la sphère de la non-existence9 Nous notons la longue histoire de la critique radicale noire et anticolonialiste de la spéciation et de « l’humain », depuis Aimé Césaire et Frantz Fanon jusqu’à Saidiya Hartman, Hortense Spillers et Sylvia Wynter, en passant par la critique afropessimiste de la société civile blanche et du monde humain comme fondamentalement antagoniste à la négritude/noirceur. Nous ne reviendrons pas sur les débats entre le « marxisme » et ses détracteurs afropessimistes, mais nous nous contenterons de mettre en relief un aspect particulier qui nous préoccupe : la relation entre le travail, la blancheur et la dignité humaine. En effet, « l’humain » est constitutif de la racialisation, de l’abjection, de la violence, de la paupérisation et de la misère. Si ces théories n’ont pas tout à fait saisi et décrit le mécanisme de manière adéquate, elles ont au moins présenté les contours d’un véritable problème théorique, pratique et historique et tenté de le confronter. Comme la théorie marxiste conventionnelle n’a pas été en mesure d’expliquer le réalisme pratique de cette position fondamentale, elle s’est généralement appuyée sur des critiques ad hominem, de la condescendance ou un mépris total pour cette orientation générale anti-civilisationnelle et anti-humaine. Nous souhaitons rectifier cela., cet objet-coquille démuni est racialisé, animalisé, déshumanisé, sexué et ‘‘naturalisé’’. La relation entre la déshumanisation, la racialisation et le genre est ainsi inhérente au rapport capitaliste. La reproduction capitaliste est la reproduction de la classe, du genre, de la race et de l’espèce. Ces spéciations sont les formes historiques concrètes du rapport capitaliste. Abandonnées par le processus de valorisation, ces formes sociales externes et excédentaires restent néanmoins liées à la valorisation comme ses conditions de possibilité.
31.
La relation-capital [capital-relation] concrétise la différence d’espèce, de genre et de race en tant que différence naturelle, biologique et transhistorique. L’espèce, la race et le sexe fonctionnent comme des modalités particulières de la vie excédentaire – excédent du processus de valorisation en tant que tel. C’est la valorisation qui exalte le caractère ‘‘humain’’ du travail productif. Les activités improductives – qu’elles soient menées par des humains ou non, qu’elles soient « nécessaires » en tant que travail reproductif ou non — n’ont pas la capacité de produire de la plus-value et, par conséquent, sont abjectées et déshumanisées. La race et le genre réalisent la déshumanisation et l’animalisation au sein même de la sphère de l’humanité.
32.
La crise est une manifestation nécessaire de la marchandisation du travail humain, la régulation de l’activité humaine par le travail humain abstrait, une relation sociale. Les crises de production sont donc les crises de cette valorisation du travail humain objectifié par le travail humain vivant. La crise implique un effondrement dans le processus de déshumanisation. La crise séculière de long-terme implique une tendance vers la déshumanisation. La valorisation et la crise, l’humanisation et la déshumanisation — leur inséparabilité et leur antagonisme partagés sont les deux côtés de la même pièce.
33.
La tendance séculaire du capital est de développer les forces productives, expulsant un excédent relatif de population plus important du processus immédiat de production, quand bien même il absorbe un plus grand nombre de prolétaires en termes absolus. La production d’une population excédentaire permanente est la tendance immanente de la relation du capital, une population excédentaire par rapport au processus de production, de valorisation. L’accumulation du capital est la prolifération de la misère paupérisée.
34.
La dévalorisation s’exprime par la déshumanisation. La ‘‘Loi Générale de l’Accumulation du Capital’’ prend la forme de la paupérisation, de la racialisation, de la féminisation et de l’abjection du prolétariat. La production capitaliste postule l’humanité excédentaire comme son opposé – l’inhumanité, un excédent à l’humanité – dans lequel la race, le sexe et l’espèce occupent la plus grande place. En ce sens, au sein des rapports de production capitalistes, la déshumanisation est une forme d’apparition de la dévalorisation qui est particulièrement prononcée à l’ère de la Longue Récession.
35.
La séparation de l’humain et du non-humain conditionne des formes particulières de paupérisation, de dominations sociale et de la ‘‘nature’’ ainsi que des crises politiques, économiques et écologiques. En ce sens, non seulement la déshumanisation est un aspect de la forme-valeur, mais la crise, la dévalorisation et la stagnation apparaissent comme la crise de l’‘‘anthropocène’’ précisément parce qu’elles reflètent une crise du processus d’humanisation du capital. Dans ces conditions, la révolte et l’agitation sociale prennent des dimensions écologiques, nihilistes et misanthropiques, car la reproduction capitaliste est découplée de la reproduction prolétarienne, c’est-à-dire qu’elle est découplée de la reproduction de l’humanité historique.
36.
Nous nous intéressons à la critique pratique de l’humain qui s’est matérialisée dans les récents cycles de lutte. La crise de la relation de classe – le découplage de la reproduction sociale et de la reproduction capitaliste par le biais du salaire – s’accompagne d’une crise de l’humanité qui s’exprime de plus en plus sous la forme d’une lutte contre la spéciation et tout ce qu’elle a forgé. L’écosabotage, la libération des animaux, la défense des terres indigènes, la révolte raciale contre l’Etat, la lutte contre le genre – la seule unité ici est une unité-dans-la-déshumanisation, une unité-dans-l’abjection. Pourtant, chacun risque de traiter une humanité abstraite comme une réalité concrète anhistorique – un sujet autonome – et le travail, la valeur et le capital avec lui. C’est là que réside la contradiction de la lutte humaniste. Alors que la crise de la valorisation s’aggrave, l’‘‘humain’’ doit se défendre contre les bêtes et le lumpen.
37.
La crise de ‘’l’humain’’ a caractérisé les cycles de luttes récents10 Un cycle de lutte est une contradiction interne dans la relation capitaliste, un moment dans le mode de production capitaliste où celui-ci produit son propre dépassement. L’activité prolétarienne est un aspect de la totalité, en tant que formation sociale immanente au développement de la dialectique systématique du capital. En ce sens, la lutte est déterminée dans sa forme par la relation capitaliste. Le capital est lui-même une pratique sociale réelle, plutôt qu’une simple forme économique. Cependant, avec le mouvement du développement capitaliste, les formes sociales acquièrent une capacité déterminante quasi indépendante, de sorte que le capital domine et subsume le travail et détermine l’aspect de la totalité au-delà du processus immédiat de production. L’économie politique fournit donc les conditions de possibilité de la lutte sociale, ce qui signifie qu’elle impose également des contraintes à la forme que prend cette lutte.. Dans cette période du Long Déclin, les cycles de luttes ont de plus en plus souvent pris la forme de luttes contre la déshumanisation et l’abjection, contre l’ ‘’anthropocentrisme’’ et ‘‘la suprématie humaine’’. Plus explicitement, les luttes environnementales modernes et les mouvements de libération animale11 Nous faisons ici référence aux mouvements qui se définissent eux-mêmes comme « défenseurs des droits des animaux », « défenseurs des animaux », « libération animale », « écologisme radical », « écologie radicale », « écologie profonde », « écologistes », etc. En partie à cause de cette caractéristique d’autodéfinition, que nous interprétons comme un signe de la période de crise dans le processus d’humanisation, ils trahissent les limites de leur programme politique et de leur composition historique. Ils ne peuvent pas englober les luttes antérieures autour de la terre, de la subsistance ou du bien-être des êtres vivants non humains, en particulier celles qui se déroulent à la périphérie de l’influence croissante du capital. Bien que la spéciation raciale joue clairement un rôle, ces luttes s’inscrivent dans une série de cycles de lutte contre l’impérialisme, le colonialisme et le pillage – des efforts visant à transformer divers modes de vie non capitalistes en une dépendance inégale vis-à-vis du capital mondial en période d’expansion. Bon nombre de ces luttes, en cours ou renaissantes, correspondent à la périodisation proposée ici, mais reposent sur des conditions distinctes et un héritage historique propre. Nous notons simplement que les mouvements contemporains de libération animale et terrestre appartiennent en tant que tels à la longue ère du déclin du capital. trouvent leurs origines dans les années 1960 et atteignent spécifiquement leur forme militante dans les années 1980, quand le déclin du mouvement ouvrier était le plus manifeste. Il reste à expliquer pourquoi la libération animale et l’écologie radicale ont émergé comme elles l’ont fait et quand elles l’ont fait.
38.
La mobilisation spécifique autour de l’animalité non-humaine et de l’écologie a été rendue possible en découplant la reproduction du capital et la reproduction de l’humanité (la relation salariale). La diminution de la main-d’œuvre dans les secteurs manufacturiers et le déclin du mouvement ouvrier ont entraîné une augmentation de la population excédentaire permanente qui est gérée dans la sphère de circulation du capital. Les luttes pour la circulation et la reproduction sociale, incluant la révolte racialisée et sexuée contre la violence de l’État et la dépendance obligatoire au marché ainsi que la défense indigène des relations territoriales traditionnelles, sont menées contre la gestion par le capital des frontières de l’humanité.
39.
Dans un contexte où la relation entre l’humain et le non-humain s’affirme de plus en plus comme un terrain de lutte, les limites de l’anti-humanisme vulgaire doivent être clairement établies. Un examen plus approfondi des conséquences de la crise globale de 2008 révèle comment les forces contre-révolutionnaires ont été elles aussi façonnées par le revanchisme misanthropique. Ce qui apparaît comme un anticapitalisme romantique misanthrope contemporain ne peut être comparé de manière adéquate au fascisme, malgré des similitudes formelles. Le fascisme lui-même est apparu entre les deux plus grandes périodes d’expansion économique, de prolétarisation et d’industrialisation de l’histoire mondiale. Notre présent est assailli par quelque chose qui ressemble à l’inverse grotesque de ce scénario – un long déclin économique tracté par la progression de l’effondrement écologique. Le fascisme était une réponse aux premières crises du processus d’humanisation, dans sa constitution, et en ce sens, il a violemment remanié les conditions de l’appartenance. Notre époque de crises se caractérise essentiellement par la déshumanisation – la désarticulation du processus d’humanisation lui-même. Les forces de réaction et d’insurrection reflètent cette déshumanisation sous la forme d’une fragmentation et d’une atomisation, à la fois misanthrope, humaniste, écologique et industrielle. Les politiques « vertes-brunes » du nativisme d’ultra-droite, de l’occultisme néo-fasciste et du romantisme écologique sont des mouvements paradoxaux visant à rétablir et à faire respecter violemment les frontières racialisées de l’humanité jusqu’au terme de celle-ci12 Le terme populaire « écofascisme » ne rend pas compte de ces dynamiques, trahissant les limites plus générales de la politique « antifasciste » et des fronts unis. Les contraintes de longueur ne permettent pas un examen approfondi ici. Disons simplement qu’un écofascisme cohérent présuppose une unité politique, une intégration étatique et un programme organisationnel que les contraintes historiques actuelles du long déclin ne permettent pas facilement. Le milieu fasciste est confronté aux forces de désintégration capitaliste – c’est là sa condition historique de possibilité. Pourtant, il le fait sans disposer des moyens clairs pour surmonter ces limites et développer une « communauté » sous la forme d’un État investi de la capacité de réaliser la renaissance du corps racial-national. Cela nécessiterait à tout le moins un retour de la croissance économique et des investissements dans l’industrie manufacturière et les infrastructures, sans parler de la violence extralégale, de la discipline du travail et de la militarisation qui accompagneraient tout cela.Il va sans dire que cela serait tout à fait contraire à l’écologie. Le fascisme historique et le national-socialisme ont pour racines intellectuelles un mysticisme ésotérique et un romantisme écologique, les mobilisations fascistes et national-socialistes partagent un caractère véritablement insurrectionnel, et de nombreux fascistes, ultranationalistes et trolls d’extrême droite semblent avoir une affinité pour un « retour » à la terre ou une éthique terrienne mal conçue, que l’histoire de la défense écologique moderne est truffée d’exemples de chauvinisme patriarcal blanc, de négrophobie, d’anti-indigénisme et de xénophobie, cela ne fait pas pour autant un « écofascisme ». Il existe certes des fascistes et des crypto-fascistes qui se servent de codes « écologistes », mais, d’un point de vue matérialiste, un « fascisme écologique » est une contradiction dans les termes, tout comme son cousin le « capitalisme vert » ou cette fausse idole de la gauche qu’est l’éco-socialisme. Soyons clairs : les groupuscules monstrueux qui attendent leur heure dans notre interrègne méritent peut-être d’être qualifiés de fascistes, de misanthropes et de charlatans écologiques, entre autres, mais cette période est qualitativement différente de celle d’il y a 100 ans – et bien plus terrifiante. Utiliser à la légère le terme « écofascisme » – comme le fait souvent la gauche – ne contribue en rien à clarifier ces questions..
40.
Le capital a besoin de moyens hors de ceux qu’il a directement à sa disposition dans le processus immédiat de production pour gérer cet excédent, cette vie spécifiée [speciated] et maintenir les conditions de possibilité de l’accumulation. C’est ici que l’État, en tant que forme politique du rapport capitaliste, prend tout son sens. L’État en tant que forme politique gère la valeur en tant que forme sociale, la forme-valeur en tant que telle, par la force. Lorsque le rapport capitaliste entre dans des périodes de crise, la forme politique devient plus immédiatement cruciale et l’économie semble s’effacer. Les activités de l’État trahissent ainsi les cycles d’accumulation et de crise.
41.
Une crise dans la relation de classe capitaliste se produit lorsque la reproduction du prolétariat est découplée de la reproduction du capital. La recomposition du rapport capitaliste s’exprime par la la baisse séculaire tendancielle du taux de profit, qui conduit à la stagnation des investissements et à l’élimination de la main-d’œuvre du processus de valorisation. Les formes spécifiques de populations excédentaires – ‘‘l’humanité excédentaire’’ – sont façonnées par des tendances de crise spécifiques dans le système capitaliste. Alors que ces populations sont recomposées et décomposées, que la domination directe, la dépossession, la violence étatique et l’incarcération sont de plus en plus déployées comme moyens de maintenir les conditions de possibilité du capital, et que la relation salariale est découplée à la fois de la reproduction capitaliste et de la reproduction sociale, les luttes contre la forme étatique et la domination sexuelle et raciale deviennent de plus en plus des modalités centrales de la lutte contre le capital lui-même.
42.
La baisse du coût des matières premières et du capital constant agit comme une contre-tendance la baisse séculaire du taux de profit. La tendance du capital sur le long-terme est de remplacer le travail humain par ces matières premières et ces intrants énergétiques non-humains. La création et le maintien d’un accès accru à des éléments de capital constant de moins en moins chers – nécessairement qualifiés de non-humains – resteront une attribution première de l’État. On le voit déjà dans les politiques de gestion des sites d’extraction et de circulation des flux d’énergie (i.e. les pipelines) ainsi que dans le maintien répressif de l’animalité sous la forme d’intrants de matières premières.13 Nous faisons ici référence à ce qu’on a appelé la « green scare« .
43.
Le capitalisme a une histoire bien connue d’appropriation croissante des formes non-humaines d’énergie et de matières premières à mesure qu’il se débarrasse du travail humain dans le processus de production. Ce qui doit encore être théorisé, c’est la caractéristique que cela confère à la lutte sociale, tandis que l’humanisation est désarrimée du processus de valorisation. La lutte pour et contre l’humanité est un effet de la crise capitaliste séculaire, qui oppose le mouvement ouvrier, de plus en plus fragmenté, à la lutte écologique, puisque les secteurs manufacturiers en déclin s’approprient des proportions croissantes d’intrants non-humains, et à la lutte des classes racialisées et sexuées, qui prend de plus en plus la forme d’une révolte contre la gestion violente de sa reproduction à l’extérieur du travail lui-même. Comme cette tendance ne peut être directement médiatisée par la production, le capital mobilisera de plus en plus sa forme politique pour garantir la spéciation, alors même que le processus d’humanisation s’enfonce dans la crise. Les irrégularités de la ‘‘révolte de l’espèce’’ ainsi que de la ‘‘révolte de la nature’’ sont des vestiges du processus de subsomption capitaliste14 Nous considérons ici la « subsomption » au sens strict de l’abstraction, de la subordination et de l’articulation du travail humain en tant que forme de capital (capital variable) par le capital dans le processus de valorisation. Nous suivons l’approche de Diane Elson, qui considère la subsomption comme une extension nécessaire de la subordination de l’activité humaine au travail abstrait, c’est-à-dire au travail humain en général. Voir Elson, The Value Theory of Labor..
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L’État gère les conditions de la production capitaliste que le capital lui-même ne peut pas gérer directement. Il a donc une fonction particulière en ce qui concerne la gestion de la sphère non-humaine, puisqu’il déborde largement le processus immédiat de production. Dans les écosystèmes, cela se manifeste aux États-Unis, par exemple, par la création de l’United States Forest Service, du Bureau of Land Management et de l’United States Fish and Wildlife Service, qui gèrent respectivement les sources de matières premières, les terres et les populations d’animaux sauvages. L’État gère de plus en plus les terres depuis la liquidation des terrains privés pendant le boom de l’après-guerre. L’État doit aussi directement faciliter la construction et la maintenance des infrastructures qui font circuler les moyens de production et les moyens de consommation, tels que les pipelines, les voies ferrées, les ports, les routes et les réseaux d’énergie.
45.
La lutte dans cette sphère non-humaine apparaît donc souvent comme une confrontation directe avec l’État et sa gestion du ‘‘patrimoine’’ ou des terres publiques et des populations animales non-humaines plutôt que comme une confrontation directe avec l’exploitation capitaliste de la terre ou de la faune. Même lorsque le capital régule directement la vie non-humaine, comme dans l’agriculture industrielle, l’État apparaît comme le garant de ces relations en accordant un statut de propriété à la vie non humaine. Il n’est donc pas surprenant que les luttes pour la défense de la terre et la libération des animaux aient un caractère anarchiste et anti-étatique15 Il convient de faire la distinction entre la lutte des peuples autochtones contre l’État colonial ou colonialiste, et la politique de l’anarchisme autochtone ou de l’anarcho-indigénisme, qui se sont développées à partir de relations géographiques et historiques particulières avec la violence étatique coloniale, la dépossession, le génocide, la gestion interne de la population et l’exploitation des « matières premières » sur les terres autochtones. Ces luttes sont davantage caractéristiques des luttes pour la reproduction sociale et contre la subsomption par le capital colonial. Elles ne sauraient être réduites ou subsumées à l’« environnementalisme » en tant que tel..
46.
L’apparente coïncidence entre anarchisme et écologie a trouvé son développement théorique dans l’‘‘anarchisme vert’’, l’‘‘anarcho-primitivisme’’ ainsi que dans la critique post-marxiste et post-gauche de la civilisation. Le pessimisme millénariste à l’égard de la ‘‘modernité’’ et de sa décadence n’est pas particulièrement nouveau, et les critiques contemporaines de ce ‘‘Léviathan’’ remontent au moins aussi loin que ses défenseurs des Lumières. Bien que la résistance à la ‘‘civilisation’’ et au régime de la domestication ait certainement été historiquement et démographiquement hétérogène ainsi que marquée par la différenciation au travers de la rencontre coloniale, un milieu véritablement ‘‘anti-civilisation’’ est une affaire tout à fait moderne.
47.
Le caractère anti-étatique de la lutte écologique moderne peut donc aider à expliquer une partie de la convergence entre l’extrême droite anti-extraction de la rente (basée sur l’impôt) et la ‘‘défense écologique’’16 Voir Phil Neel, Hinterlands, pour une description pertinente. , car toutes deux apparaissent comme des luttes populistes contre la mauvaise gestion des ‘‘ressources’’ par l’État. Aux États-Unis, les débuts de l’‘‘environnementalisme populaire’’ et sa descendance dans certaines itérations de l’‘‘environnementalisme radical’’ constituent un cas prototypique de ces formations politiques particulières.17 Voir Thèse 39 et note de bas de page 9.
48.
Au cours des cinquante dernières années, les cycles de lutte dans la sphère de la libération animale et de l’éco-défense ont eu un caractère programmatique. Tout au long des années 70 et jusqu’à la fin des années 90, l’‘‘environnementalisme’’ et les ‘‘droits des animaux’’, indépendamment de la’‘radicalité’’ de leur posture ou du potentiel de perturbation de leur tactique, ont essentiellement cherché des formes de reconnaissance, de protection et de gestion par l’État de la sphère non-humaine. Ces luttes ont affirmé le ‘‘non humain’’ comme une catégorie et une identité devant être reconnues par l’État (en tant que porteur de ‘‘droits’’) et réglementées dans leur méditation par le rapport capitaliste. A présent, dans le moment actuel, l’État capitaliste apparaît comme la barrière à franchir.
49.
Certaines formations et certains développements tactiques ont exprimé dans leur contenu la vérité de cette limite historique. On pense ici à l’Animal Liberation Front (ALF) ainsi qu’à l’Earth Liberation Front (ELF), bien sûr, mais aussi à des groupements clandestins moins connus (dans la sphère anglophone) comme la Conspiration des Cellules de Feu, Individualists Tending to the Wild/Individualistas Tendiendo a lo Salvaje (ITS)/ Wild Reaction/Reacción Salvaje (RS)18 Afin d’éviter toute interprétation erronée, nous précisons ici que notre objectif se limite à une analyse historique de ces différentes formations, réseaux et cellules hétérogènes. Bien que nous aimions voir les choses brûler et exploser, rien ici ne doit être interprété comme un soutien explicite à une forme ou une tactique politique quelconque, en particulier si l’on fait abstraction de son contexte historique. Malgré toutes les critiques qui peuvent être formulées à juste titre à l’encontre de ces groupement– sur le plan politique, tactique ou moral –, cela ne résout en rien le problème de l’explication. À notre avis, la plupart des analyses anarchistes de ces questions ont été des exercices futiles et nombrilistes, plus soucieux d’atténuer les conflits à l’intérieur du « milieu » de groupuscules déjà marginalisés et déconnectés que de comprendre comment et pourquoi ces formations émergent, gagnent en popularité ou en attrait, ou se dissolvent à nouveau dans la mêlée historique. Étant donné qu’il y a seulement 20 ans, l’« éco-terrorisme » était présenté par l’État comme la menace terroriste intérieure « numéro un », nous pensons qu’il est grand temps que ces formes de lutte, de sabotage, d’insurrection et, oui, de violence politique, fassent l’objet d’une analyse matérialiste approfondie et d’une périodisation qu’elles méritent. En ce qui concerne les Individualists Tending to the Wild/Wild Reaction (ITS/RS), à notre connaissance, toutes les tentatives d’explication de leur forme d’« éco-extrémisme » n’ont été, jusqu’à présent, que des cartographies idéologiques, tant de la part de leurs partisans que de leurs détracteurs. Cela pourrait suffire pour critiquer l’absurdité de leur position, de leurs analyses et de leurs activités (et pour être clair : nous sommes d’accord), mais cela ne suffit pas pour expliquer comment et pourquoi ces activités se sont multipliées à ce moment-là – et c’est précisément ce qui devrait préoccuper la théorie politique. Il convient de noter que l’ITS/RS est apparu après l’apogée de l’ALF/ELF, tant au Mexique qu’à l’échelle internationale, tandis que la Conspiration des cellules de feu est apparue dans le contexte des émeutes grecques et de l’insurrection manquée, toutes deux survenues après la crise financière de 2008, la fin de la période de l’antimondialisation et de l’action directe, et l’ouverture de l’ère des émeutes, avec toutes les limites qui l’accompagnent. C’est dans ce contexte que le pessimisme écologique et le nihilisme apparaissent comme la mise en scène de tous les conflits sociaux sérieux ainsi que de leurs parasites cultuels atomisés. Nous sommes d’accord avec Ultra pour dire que « le nihilisme est inhérent à l’époque. C’est un produit de l’histoire »., Eco-Anarquista por el AtaqueDirecto, Evan Mecham Eco-Terrorist International Conspiracy (EMETIC), Revolutionary Cells – Animal Liberation Brigade, Práxedis G. Guerrero Autonomous Cells of Immediate Revolution/Células Autónomas de Revolución Inmediata Práxedis G. Guerrero. Bien que les activités menées par ces groupes divergent considérablement (ce qui ne va pas sans controverses), ils partagent généralement une affinité théorique pour l’anarchisme insurrectionnel (ou peut-être plutôt sa dérive nihiliste) et l’illégalisme, pratique pour les réseaux de cellules distribuées et décentralisées, et tactique pour l’attaque clandestine immédiate, l’‘‘action directe’’ contre diverses totalités indéterminées, et la propagande par le fait.
50.
Ce que ces tendances révèlent, c’est la spectacularisation complète de la politique. Dans l’époque actuelle, la communauté matérielle du capital s’est pleinement articulée à travers toute la vie pratique. La politique s’est individualisée, et l’activité politique est maintenant diffusée à travers les nœuds atomisés de la reproduction matérielle du capital. Comme cette totalisation de la vie sous le règne du capital est devenue transparente, avec l’imminence d’une crise planétaire, il n’est pas étonnant que la révolte se soit atomisée sous la forme clandestine, nihiliste et ‘‘cellulaire’’ d’une lutte contre la ‘‘méga-machine’’. Il ne s’agit là que du pôle extrême du ‘‘mouvement d’action directe’’ dans le cycle de lutte des décennies qui ont suivi l’effondrement du mouvement humaniste-ouvrier. La lutte en général est décomposée. A l’autre pôle, cette atomisation a exposé les politiques environnementales et de libération des animaux à être de plus en plus entraînées dans la sphère de la consommation individuelle, sous diverses formes, du banal (pailles en papier) à l’‘‘innovant’’ (viande cultivée en laboratoire).
51.
La brève prolifération d’attaques anarchistes éco-insurrectionnelles exprime l’autonomisation unilatérale de ce cycle. Il s’est accrété sous la forme d’un extrémisme tactique croissant, dissocié dans son contenu de tout mouvement réel vers l’abolition du capital, de l’État, de la ‘‘civilisation’’, de la ‘‘suprématie humaine’’ ou de la ‘‘domination’’. L’‘‘action directe’’ implique littéralement une unité des moyens et des fins. Dans le désarroi politique de la décomposition du capital, le fétiche nihiliste de la forme a atteint un certain prestige.19 La déplorable tentative d’Andreas Malm de périodiser ce cycle passe complètement à côté de cette séquence et de son fondement dans la nature de la production et de la circulation. Son ouvrage Comment saboter une pipeline ? n’est guère plus qu’une diatribe dérisoire contre « l’aventurisme », qui est au mieux profondément anachronique à notre époque de fragmentation et de diffusion. Il ne cache guère ses allusions évidentes à Que faire ? Si la lutte écologique doit être enlisée dans la politique de la Deuxième Internationale (et pour être clair, elle ne doit en aucun cas l’être), nous suggérons que Grève de masse, parti et syndicat a beaucoup plus à offrir. Après tout, c’est la spontanéité de l’éco-sabotage qui dérange Malm, et il ne se soucie manifestement pas de considérer la spontanéité et l’organisation comme deux aspects d’un même processus de pratique matérielle. Son évaluation critique et son rejet de l’ALF et de l’ELF n’offrent aucune explication réelle de leur « idéologie » (qui était et reste bien plus hétérogène et syncrétique que ne le suggère Malm), sans parler d’une historicisation matérialiste de leurs activités pratiques ou d’une réflexion sérieuse sur leurs limites. Mis à part son mépris pour toute organisation et opération non centralisée en dehors de la discipline du parti, il ne s’agit pas ici d’une analyse marxiste. Si l’on s’intéressait réellement aux considérations pratiques liées à la destruction d’infrastructures, on serait mieux avisé de se référer au manuel Setting Fires with Electrical Timers [Allumer des incendies à l’aide de minuteries électriques] publié par l’ELF. Le lecteur devrait oublier ce Lénine en herbe du mouvement climatique et son désir d’un Komintern décroissant.
52.
Les crises globales multifactorielles du capital depuis 2007 ont mis un terme à cette période de lutte, du moins pour le moment. Contre les récits qui privilégient la répression politique – la soi-disant » peur verte » – comme facteur déterminant de l’effondrement des milieux radicaux de libération animale et écologiques des années 90, nous affirmons que ce sont des décennies de restructuration capitaliste, accélérées par la crise de 2007, qui ont fondamentalement changé le caractère des séquences de lutte postérieures.
53.
Le découplage de la reproduction du capital et de la force de travail a mené un certain nombre de choses vers leur termes. Tout d’abord, la condition prolétarienne se présente désormais comme une contrainte extérieure à dépasser et à abolir. Deuxièmement, l’appartenance à la ‘‘communauté humaine’’ s’est révélée comme la contrainte qu’elle est. Elle n’est pas réalisable par la lutte communiste. Le communisme abolira les pratiques aliénées qui donnent à cette abstraction une réalité concrète, notamment en abolissant les conditions de dépossession qui permettent au ‘‘travail humain en général’’ d’être objectivé sous forme de valeur. Troisièmement, l’activité au nom d’une sphère abstraite ‘‘humaine » ou « non humaine’’ a été dissoute dans la révolte générale contre la valorisation de la vie elle-même.
54.
Le mouvement Defend the Atlanta Forest/Stop Cop City, l’occupation de la forêt de Hambach et la défense de Lützerath fournissent de bons exemples de la généralisation et du dépassement de l’opposition non-humain / humain20 Voir Hugh Farrell, La Stratégie de la composition pour une bonne analyse des possibilités offertes par cette forme de lutte. Voir Decomposition: for insurrection without vanguards pour une critique anarchiste insurrectionnelle de la « composition » en tant que stratégie. Voir Commune Against Civilization pour des considérations stratégiques sur la forme communale en tant que barrage contre l’infrastructure de la civilisation industrielle.. Alors que la crise écologique, l’effondrement climatique et le déclin capitaliste s’installent dans leur difficile syncope, c’est l’État qui doit maintenir le semblant d’une inscription régulière dans le temps. C’est par cette médiation que la ‘‘défense de l’environnement‘‘ passe d’une préoccupation minoritaire au seuil d’un antagonisme général contre l’État lui-même, ces mouvements ayant développé un caractère de plus en plus ‘’massif’’ depuis que la chimère des mouvements écologiques ‘‘radicaux’’ ou de libération des animaux appartient au passé21 Le terme « masse » est utilisé ici dans le sens de « général » et pour désigner une phase particulière de l’activité prolétarienne dans le développement des relations entre le capital et le travail. Il ne doit pas être confondu avec « unité » ou « unifié ». Au contraire, dans la période actuelle, la lutte n’a un caractère « de masse » que dans un sens désagrégé, en tant que généralisation fragmentée et différenciée. Concernant le développement du mouvement Stop Cop City/Defend the Atlanta Forest, voir La ville dans la forêt et La forêt dans la ville. Cette ouverture de la composition est toutefois aussi une limite constitutive, car les forces de récupération s’abattent désormais sur la lutte au nom des « droits de l’homme » et des « libertés civiles ».. Ce changement historique qui s’éloigne des luttes unilatérales d’‘‘activisme’’ et d’‘‘ action directe’’ a signifié leur recomposition en tant que luttes pour la reproduction sociale de la continuité humain/non-humain, la négation pratique de l’‘‘humanité’’ en tant que telle22 Cette généralisation se retrouve également dans la nature des activités menées par des cellules anonymes, et même dans les communiqués d’un Front de libération des animaux qui renaît de ses cendres. Voir Unoffensive Animal..
55.
La révolte contre le rituel de spéciation du capital a de plus en plus pris la forme d’une lutte pour l’espace et le lieu23 Cela reflète la tendance générale vers une production capitaliste mondiale qui a internalisé la circulation grâce à l’application de la logistique et à la gestion violente des infrastructures.. L’apparition de ZAD à travers la France, le mouvement No TAV de la vallée de Suse (Italie), et la lutte anti-route au Royaume-Uni sont souvent considérés comme des précurseurs, bouillonnant sous la surface au cours des dernières décennies, avant d’entrer en éruption en tant que caractère général de la défense territoriale depuis les années 2010. Cependant, aussi pertinentes que soient ces luttes très médiatisées et suivies de près, nous soutenons que dans le bloc nord du colonialisme de peuplement24 Par « bloc du nord », nous désignons les vastes territoires revendiqués par les États-Unis et le Canada. Les développements concrets du capitalisme sur ces terres partagent une histoire mondiale d’expansion commerciale, mais aussi une structure raciale commune, façonnée par l’histoire de l’esclavage et du commerce d’esclaves, en particulier africains, par la dépossession, la privation et la partition des populations autochtones, ainsi que par les vagues successives de migration européenne blanche, la segmentation du marché du travail et la ségrégation raciale. La lutte dans le bloc nord s’est caractérisée par un mode d’occupation territoriale et d’antagonisme racial face à ce terrain historique. Voir The ABC of Decolonization (L’ABC de la décolonisation) de Rowland « Ena͞emaehkiw » Keshena Robinson, ainsi que Already Occupied: Indigenous Peoples, Settler Colonialism and the Occupy Movements in North America (Déjà occupé : peuples autochtones, colonialisme de peuplement et mouvements Occupy en Amérique du Nord) d’Adam J. Barker., le développement de cette dynamique devrait être retracé dans les récents cycles de défense des terres indigènes, tels que la confrontation anti-fracking d’Elsipogtog, l’obstruction de Secwépemc à l’oléoduc Transmountain, le camp d’Unist’ot’en, et les blocages Mi’kmaq et Mohawk des infrastructures de transport canadiennes en solidarité avec les Wet’suwet’en – qui s’inscrivent tous dans la continuité de cycles antérieurs de résistance autochtone, tels que la protestation contre le pipeline de la vallée du Mackenzie, l’impasse du lac Gustafsen, l’occupation de Tla-o-qui-aht (Clayoquot Sound) et la soi-disant crise d’Oka. La lutte contre l’oléoduc Dakota Access a peut-être été la forme la plus médiatisée de cette séquence, avec une campagne squelettique [skeleton campaign ?] massive au sein de laquelle se trouvait une grande » diversité de tactiques « , mais la moelle du mouvement était la lutte territoriale et locale indigène, y compris le Red Warrior Camp souvent dénigré ou oublié. Bien que ces luttes remontent à des siècles de colonisation et d’antagonisme anticolonial, elles ont acquis une signification particulière pour un capital sénescent qui est devenu de plus en plus dépendant de l’extraction et de la circulation de matières premières et d’intrants énergétiques bon marché.25 Voir les notes de bas de page 8 et 11 pour plus d’informations sur les limites de la comparaison entre « l’environnementalisme » et la lutte anticoloniale.
56.
Le capital et ses tendances sont bien sûr mondiaux. Cette tendance de la lutte n’est pas liée au bloc nord, à l’Amérique du Nord ou à l’hémisphère nord. On trouve des mouvements indigènes de lutte contre l’extraction et pour la défense des terres dans toute l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud : lutte contre les activités minières canadiennes dans toute l’Amérique latine, comme à Oaxaca, au Chiapas ou sur les terres des Mapuches au Chili ; opposition aux mégaprojets d’infrastructure comme le Tren Maya dans le Yucatán, le projet hydroélectrique polyvalent Paso de la Reina à Oaxaca, le projet d’autoroute TIPNIS en Bolivie, les projets pétroliers en Équateur, ou les efforts d’irrigation à grande échelle, d’installations hydroélectriques et de privatisation de l’eau orientés vers l’agriculture d’exportation et l’extraction dans l’Altiplano et le sud du Chili. L’exemple paradigmatique pourrait être le soulèvement de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN). Pour le spectateur du Nord, il est peut-être moins évident de savoir dans quelle mesure des rébellions beaucoup plus récentes – celle du Chili en 2019 ou celle du Pérou en 2022 – ont été caractérisées par une dimension autochtone et territoriale26 Pour des analyses plus approfondies, voir Vamos Hacia La Vida et Taller Ahuehuete. Pour plus de détails sur les limites de la comparaison entre « l’environnementalisme » et la lutte anticoloniale, voir les notes de bas de page 8 et 11..
57.
Les luttes territoriales ou écologiques ne sont pas endogènes aux seules géographies capitalistes surdéveloppées et « décadentes » et aux réseaux logistiques du Nord global, où la crise de l’humanisation pourrait sembler la plus aiguë. Il s’agit plutôt de l’inverse. À mesure que la tendance à la crise du capital pénètre plus profondément dans la vie quotidienne et que le chiffre d’affaires du système repose de plus en plus sur l’extraction des matières premières et la circulation des marchandises, la membrane qui sépare l’humain et le non-humain, la ville et la campagne, la métropole et la colonie, le travail et la terre, s’amincit en même temps que ses limites se déplacent des « périphéries » vers les « cœurs ». La violence directe et la gestion étatique des colonies inhumaines caractérisent de plus en plus l’ensemble de la vie capitaliste à mesure que la discipline du salaire s’érode. L’épuisement et l’aérosolisation du processus de production agissent comme un vide interne sur ce joug du monde colonial-capitaliste. Au fur et à mesure que la sphère de l’humanisation recule, la gangrène de la déshumanisation s’étend27
« Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a au Viet-Nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et « interrogés », de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.» Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, p.77.
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Le moment présent et la séquence de luttes actuelles affirment que la dégénérescence de l’humain reste au cœur de la production capitaliste et de ses crises. La déshumanisation est tout à la fois cause et effet de la crise, ainsi que de son dépassement. C’est l’activité pratique de l’humanité prolétarienne et du surplus de l’humanité – le sous-humain, le non-humain, et l’inhumain – qui trahit la crise du processus d’humanisation du capital. Nous pouvoir le voir dans la défense de la forêt de Weelaunee ou du village de Lützerath, l’assaut et le sabotage de la cimenterie Lafarge, les révoltes mondiales contre les prix des carburants et des denrées alimentaires, la poursuite des blocages d’infrastructures indigènes et des luttes contre l’extraction, les privations de coronavirus, la rébellion de George Floyd, la Grande Démission ou le Grand Refus, et les luttes émergentes contre l’inflation en réponse aux perturbations de la chaîne d’approvisionnement, à la guerre en Ukraine et aux pénuries de récoltes induites par le chaos climatique. Ici, les termes de la lutte apparaissent comme une question à poser : où va l’humanité ? Alors que les mouvements lourds du capital nous propulsent plus loin dans le domaine de la catastrophe écologique, les crises récentes et les cycles de lutte qui les accompagnent pourraient n’être que des répétitions générales des secousses naturelles tectoniques et des convulsions sociales à venir.
59.
Ces séparations, décompositions et spéciations apparaissent comme des limites extérieures à la lutte tout en fournissant les seules conditions réelles de la révolte. La seule ‘‘unité’’ du prolétariat est dans le mouvement de son auto-abolition. Cette ‘‘unification du prolétariat’’ par sa négation pratique est identique à l’unification de ‘‘l’humanité’’. Bien que cela puisse sembler être une affirmation du rêve marxiste-humaniste, cette unification ne peut être réalisée immédiatement que par des mesures communistes qui mettent fin aux conditions de la médiation anthropomorphique du capital – l’abolition de l’humanité abstraite en tant que catégorie pratique.
60.
Cette révolte généralisée dans la sphère de la déshumanisation est en même temps une révolte contre la déshumanisation et l’humanisation. Bordiga a affirmé que ‘‘la dignité de la personne humaine’’ est une ‘‘thèse tragique’’28 Bordiga, Espèce humaine et croûte terrestre, 1952. Pourtant, la simple négation de la dignité humaine n’offre aucune promesse de quitter ce monde29 Camatte, Ce monde qu’il faut quitter, 1974 ., et encore moins d’y mettre fin. La prolifération de la réaction d’extrême droite, animée par un tournant écologique et nihiliste, devrait être la preuve des limites de la fétichisation de la misanthropie30Voir les thèses 39 et 47 et la note de bas de page 9.. C’est le rapport au capital qui doit être surmonté, et non la vie humaine elle-même.31Voir note de bas de page 14. En tant qu’abolition immédiate de la relation-valeur, le communisme mettra fin aux spéciations qui le médiatisent. Ni le non-humain ni l’humain ne seront épargnés.
61.
Si le communisme est la véritable résolution du conflit entre « l’homme » et la « nature » – un « naturalisme » pleinement développé qui est un « humanisme » pleinement développé – c’est seulement dans le sens où il réalise la destruction du capital par la destruction des séparations qui le médiatisent : le genre, la race, la nation et l’espèce. Le communisme n’est ni un humanisme ni un naturalisme, mais la fin des rapports de production dans lesquels le monde non-humain apparaît comme un substrat matériel inerte et l’humanité comme la seule détentrice des pouvoirs productifs et créatifs.
62.
Les perspectives communistes dans la révolte contre l’humain ne se trouvent pas dans l’Homo Gemeinwesen32Pour les besoins de notre propos, tr : « véritable communauté humaine ». Il existe une homologie notable avec la vision de Fanon de la décolonisation comme émergence d’une nouvelle espèce d’« homme » : « […] la décolonisation est très simplement le remplacement d’une « espèce » d’hommes par une autre « espèce » d’hommes[…]. La décolonisation est véritablement création d’hommes nouveaux », Les Damnés de la Terre, pp.39-40.. Nous sommes pessimistes quant à la capacité de l’‘‘humanité’’ ou de la « communauté humaine« , en tant qu’espèce pratique, d’être à la mesure du communisme. Pour nous, le communisme n’est pas la pleine réalisation de l’humanité, ni la fin de la ‘‘préhistoire’’ humaine – la naissance de l’histoire humaine, tout court. Il n’est pas non plus un ‘‘retour’’ à un « être-générique” commun, dont nous sommes aliénés par le capitalisme33 Nous n’attribuons pas cette position à Marx, dont la vision de la relation pratique entre l' »espèce » humaine et le monde « non humain » était de plus en plus nuancée, et qui n’était pas un humaniste vulgaire. Pourtant, même dans ses œuvres les plus critiques sur l’échange métabolique ou dans la littérature écosocialiste secondaire qui interroge sa pensée sur le sujet, une spéculation ontologique est à l’œuvre lorsqu’il s’agit du problème de l’espèce humaine et de l’activité humaine.. Nous nous écartons de la thèse selon laquelle ‘‘l’espèce’’ a été découplée de la valorisation et domestiquée par le capital, qui est devenu un despote autonome, et que, pour mettre fin à l’errance incessante de l’humanité, nous devons simplement quitter ce monde et revenir à notre essence ontologique. Cela n’est tout simplement pas possible. Nous pensons plutôt que l’humanité en tant que relation sociale pratique coïncide avec la relation capitalistique elle-même. Le communisme est une séquence d’anthropoptose34Chuang, avec qui nous partageons une affinité, a exprimé une position proche de celle-ci : « … le communisme mettrait fin à la fracture métabolique entre le monde humain et le monde non humain que le système de propriété privée a creusée. En termes plus rudimentaires, cela s’exprime par la dissolution de la division entre « l’humain » et « la nature » en tant que sphères totalement distinctes, tant dans le concept que dans la réalité… Le communisme implique non seulement la désacralisation de l’anthropocentrisme, mais aussi la reconnaissance qu’il n’y a pas de nature pure à laquelle revenir, que toutes les formes de remédiation écologique sont des formes de construction coopérative entre l’humain et le non-humain, et qu’en fin de compte, le monde non humain peut (en fait, doit) s’épanouir avec et grâce à l’avancée de l’espèce humaine résultant de l’activité humaine. » Voir Chuang, Dirty Work. Nous divergeons dans notre analyse de la profondeur et de l’étendue de la séparation historique des sphères, et nous soutenons qu’il est nécessaire d’opérer une distinction entre « l’espèce humaine » en tant que concept phylogénétique ou biologique, et « l’espèce humaine » en tant que phénomène pratique réel, une réification de la production capitaliste. Les premiers sont considérés comme réels, dans le sens où ces espèces sont des types « naturels » et distincts qui existent en tant que tels, indépendamment des schémas de catégorisation ou de toute abstraction conceptuelle (réalisme), ou comme nominaux, dans le sens où les espèces ne sont que des catégorisations et des abstractions (nominalisme). Ce que nous avons soutenu ci-dessus, c’est que pour « l’espèce humaine », le problème de l’espèce ne peut être réduit à l’un ou l’autre de ces concepts, mais qu’il s’agit d’un problème matériel et historique, car « l’espèce humaine » est une forme d’apparence de l’abstraction réelle du travail. Il s’agit de l’abstraction d’espèce la plus importante pour le capital, mais ce n’est certainement pas la seule catégorisation d’espèce qui présente un intérêt pour l’organisation de l’extraction et de la production. Ce n’est que dans le capitalisme que l’« activité humaine » apparaît comme une puissance créatrice, comme quelque chose de suprasensible, tandis que le non-humain apparaît comme un monde passif et sensible. – la mort de l’humain dans la mort du capital – une trahison généralisée de l’espèce.
Cet article a initialement été publié en 2023 en anglais sur le site de Decomposition.