Sous le Hurlement de la faim

Échos de Palestine

Ce texte a été écrit à Gaza par Alaa Alqaisi au cours de l'été 2025, puis publié en anglais sur le site ArabLit. Il témoigne de la difficulté à penser, et donc à témoigner, dans un lieu et un temps où la faim contraint le corps et rend proprement sensible la mort que l'on constate partout autour de soit. Ce texte habite précisément cet espace de tension où on ne peut plus que dire que l'on ne pourra bientôt plus jamais rien dire, raconter que tout récit est au risque de son impossible. Il nous a semblé important de traduire et de faire circuler ce texte pour faire entendre cette voix sur le fil.

Ce texte a été originalement publié en anglais sur ArabLit le 23 juillet 2025. Nous remercions Alaa Alqaisi et la rédaction d’ArabLit qui nous ont autorisé à le traduire et à le publier. 

Bien avant que la faim ne revendique la pleine propriété du corps, elle délie l’échafaudage du langage, effaçant la clarté, démantelant le rythme, laissant derrière elle les fragiles débris de la pensée. Ce qui commence comme un paragraphe cohérent se dissout en fragments, jusqu’à ce que tout ce qu’il reste soit le tremblement involontaire d’un esprit trop affamé pour s’accrocher à la signification. Et ainsi, avant que ma langue ne me déserte complètement, j’écris ceci, moins pour être comprise que pour demeurer traçable, pour laisser derrière moi la forme de la pensée avant qu’elle ne glisse dans le silence.

J’essaye de me perdre dans le travail, pour oublier, même momentanément, cette douleur qui enserre notre petite ville assiégée. Elle n’est pas seulement douleur de l’âme ou du deuil, bien qu’il y ait quantité de ces deux choses ; c’est une faim physique, sans répit, qui ronge de l’intérieur, montant avec un long et constant hurlement qui se réverbère dans tout le corps comme une seconde pulsation cardiaque. Elle s’accroche à mes côtes comme une malédiction murmurée trop de fois pour être conjurée. Peu importe comment j’essaye de me distraire — en repliant la même chemise, en traduisant un vers familier, en remuant du sel dans de l’eau bouillante comme si ça allait la changer — la faim refait surface avec une calme autorité, semblable à de la fumée s’infiltrant par d’invisibles fêlures dans le sol. Les lettres sur mon écran se brouillent. Des mots que je maniais auparavant avec aise s’évadent maintenant aisément, glissant hors de portée comme si, eux aussi, essayaient de s’échapper de cet endroit. Je me lève pour prier, mais, dès lors que je me tiens droite, un vertige vif et soudain me saisit, étreignant ma nuque de ses doigts. Mes jambes tremblent sous moi, et je me demande si je suis devenue trop creuse pour me tenir devant Dieu.

La faim développe sa propre langue, une langue silencieuse, corrosive. Elle arrive sans drame ni bruit, mais plutôt elle se coule dans le corps et l’esprit jusqu’à ce qu’ils soient tous deux ramollis, tordus, usés. Elle se dépose comme de la poussière ; sur les pensées, sur la mémoire, sur la fragile coquille de la peau. George Orwell, dont les mots semblaient jusqu’ici appartenir à un autre temps et un autre lieu, parle à présent directement du vertige intime derrière mes yeux : « La faim nous ramène à une condition parfaitement invertébrée et décérébrée […] Comme si on avait été changé en méduse. » Cette métaphore, jusqu’ici grotesque et absurde, semble à présent précise. C’est ce que je suis devenue : privée de structure, à la dérive, incapable d’ancrer la pensée à l’intention. Je vise la saisie d’une idée et la trouve dissoute avant que j’aie eu le temps de l’agripper, laissant derrière elle une pale copie de ce que je vivais auparavant avec clarté.

Il y a des moments où Gaza semble être moins une ville que le résidu d’un cauchemar appartenant à quelqu’un d’autre, dont l’existence a été rêvée par un spectateur lointain qui a oublié de se réveiller. Gaza ne semble pas faire partie du monde, pas de la manière dont les villes sont connectées aux rivières ou aux nations ou au temps. Au lieu de cela, il semble que nous ayons été cousus dans un texte parallèle, un mythe rejoué sans fin pour le bénéfice de ceux qui regardent sans conséquences. Mais contrairement aux mythes, celui-ci n’a pas d’arc moral, pas de catharsis. Il n’y a pas de fin à l’horreur, pas de fondu au noir. Les enfants ici continuent de vieillir sans grandir. Les plus âgés parlent de pain de la même manière que d’autres parlent d’amants perdus. Et quelque part, toujours, il y a une audience demandant comment l’histoire se finit. Mais pour celles et ceux de nous qui la vivons, il n’y a pas de fin — seulement le long effacement de la possibilité avec chaque jour de silence.

Le siège pèse lourdement sur le langage lui-même. Même mes phrases souffrent sous son poids. La syntaxe se dérobe sous la pression des estomacs vides. La grammaire n’est pas faite pour le désespoir. Je m’assoie devant mon clavier et essaye d’invoquer ce qui venait avant si naturellement mais les mots se dispersent à mi-chemin, comme des oiseaux surpris ayant oublié comment voler. Ce n’est pas un problème d’oubli mais d’érosion, un long effilement de tout ce que je croyais m’appartenir. Et pourtant je persiste. Je parle. J’écris. Parce que le silence serait une forme plus profonde de défaite. Le témoignage, même fissuré et incertain, est la seule chose que je peux encore offrir. Le garder enfermé à l’intérieur reviendrait à laisser cette faim consumer jusqu’à la voix qui la nomme.

Vivre à Gaza requiert à présent une chorégraphie de l’absence. Nous ne parlons pas ; nous dérivons. Nous ne mangeons pas ; nous cherchons. Nous ne dormons pas ; nous restons alertes, oreilles tournées vers le son qui nous fera courir. La survie est un rituel d’adaptation dans un monde qui n’en offre aucune. Et pourtant, au milieu de ces routines brisées, je trouve des moments qui me rappellent notre tenace humanité. Une femme rompt sa dernière galette de pain en deux pour l’offrir à ses voisins. Un enfant dessine des fleurs rayonnantes sur un mur noirci par les flammes et la suie. Une grand-mère récite Al-Fatiha au dessus d’une eau bouillante, bien qu’elle sache qu’il n’y a rien à y ajouter. Ces gestes ne sont pas des illusions. Il s’agit d’actes de résistance. Dans un endroit où les institutions et les systèmes se sont effondrés, c’est le geste humain — librement donné — qui préserve le sacré.

La faim révèle des vérités que personne ne cherche. Elle dévêtit toutes les illusions et montre ce qui reste quand il n’y a rien à perdre. J’ai appris que la dignité n’est pas une possession, mais une pratique — elle émerge dans la manière dont on perdure, pas dans ce que l’on possède. J’en suis venue à comprendre que la mémoire aussi est une forme de défi. Nommer la douleur, l’enregistrer, c’est refuser l’effacement. Je ne cherche pas la pitié. La pitié flatte. Elle change Gaza en objet, en conte édifiant, en gros titre trop souvent répété pour provoquer une réponse. Ce que je cherche — ce sur quoi j’insiste — est le souvenir. Pas seulement de la faim, mais des esprits qu’elle a brouillés, des mains qui tremblent au dessus de la dernière tasse de thé, des yeux qui regardent le ciel non pour trouver des étoiles mais des signes du feu.

Les métaphores sont brisées ici. Même la beauté, en ce lieu, vient avec une blessure. Mais pourtant, le cyprès dans notre allée continue de fleurir, avec un rouge insolent. Pourtant, une enfant chantonne tandis qu’elle passe devant des flaques de cendre. Pourtant, j’écris. Parce que quelque part dans cette dévastation, le sens survit. Non le sens en tant qu’explication — il n’y a aucune justification à cela — mais le sens comme trace, comme présence, comme refus d’être oubliés. Nous étions là. Nous aimions, nous étions endeuillés, nous pensions. Nous avons construit un langage à partir des ruines, modelé des histoires à partir de la cendre, et nous nous sommes accrochés à la mémoire même quand elle glissait à travers nos mains comme de l’eau.

Et quand le monde tournera définitivement la page — s’il finit jamais par le faire — qu’il ne soit pas dit que Gaza était silencieuse. Que l’on ne s’imagine pas que nous nous sommes volatilisés sans parler. Nous avons parlé avec des bouches remplies de poussière. Nous avons chanté, même avec des dents brisées. Nous avons prié sur nos genoux brisés. Et bien que le monde ait pu détourner le regard, qu’on se souvienne de cela : nous avons nommé la faim. Nous l’avons supportée. Nous avons perduré. Que cela reste.

Traduction : Enzo Laurenti.

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