Cet entretien a été réalisé par Jean-Christophe Royoux en 2004. Il a d’abord paru en anglais sous le titre From Multiculturalism to Multi-Naturalism dans le recueil Cosmograms (Sternberg Press, 2005) édité par Melik Ohanian et Jean-Christophe Royoux, puis en portugais dans Encontros (Azougue Editorial, 2008) sous le titre « Se tudo é humano, então tudo é perigoso » , et en espagnol dans La Mirada del Jaguar (Tinta Limòn, 2014). Il ne figure en revanche pas dans la traduction française Le Regard du jaguar, publiée par les éditions La Tempête en 2021 et chez qui un nouveau titre de Edoardo Viveiros de Castro doit paraître en 2026.
E. VdC : L’avantage que les ethnologues ont vis-à-vis, par exemple, des philosophes, c’est que quand ils ont besoin d’une réponse, ils peuvent toujours poser des questions basiques sur nos manières d’être, notre sensibilité culturelle occidentale, et à propos de ce qui est le propre de l’homme et ce qui est, au contraire, une propriété de l’existant en général : la célèbre question de la relation entre nature et culture. Cette opposition nature/culture est une façon, pour l’anthropologie, de poser la question des différences entre humains et non-humains, et à partir de là, de voir toutes sortes de choses. Face à cette opposition, l’anthropologie rencontre toujours des paradoxes et des impasses. L’anthropologie ne sait que trop bien que la nature fait partie de la culture, c’est-à-dire que chaque culture a la nature qu’elle mérite, celle qu’elle a su définir, mais en même temps il lui faut localiser cette culture, dont la nature n’est qu’un aspect, quelque part. Elle est alors forcée de réinventer une autre nature qui serait « au-dessus », qui pourrait tenir en même temps la culture et la nature de cette culture-là, et ainsi de suite, ad infinitum. Là-dessus, on est toujours menacé par la régression infinie, un péché mortel aux yeux des philosophes. Ce genre d’impasses, ce genre d’apories crée la fissure épistémologique la plus tenace entre les relativistes, c’est-à-dire ceux qui pensent que chaque culture est un monde en soi, et les universalistes, qui pensent que chaque culture n’est qu’une émanation d’une nature humaine universelle, qui elle-même fait partie de la nature tout court. Les relativistes pensent que chaque culture définit sa nature à elle d’une façon incommensurable les unes par rapport aux autres ; les universalistes pensent au contraire que les cultures sont justement ce qu’il faut comparer par le biais de cette nature commune. C’est un dialogue de sourds parce que ces gens-là (les relativistes et les universalistes) n’ont à mon avis ni le même concept de nature, ni le même concept de culture.
En tant qu’ethnologue, mon idée est d’essayer de répondre à cette question, non pas en faisant appel à tel ou tel courant philosophique, à telle ou telle façon de définir l’anthropologie, mais en demandant aux indigènes — en particulier les Indiens d’Amazonie que j’étudie, ce qu’ils en pensent. Plutôt que de les utiliser pour répondre aux questions que nous nous posons au sujet de l’opposition nature/culture, c’est-à-dire à la question (si particulière) de l’universel et du particulier, il s’agit au contraire de voir comment ils poseraient une telle question s’ils avaient à la poser eux-même. On peut imaginer que cette opposition, qui n’est pas du tout arbitraire (si on pense par exemple au fait que Lévi-Strauss a construit son anthropologie autour de l’opposition nature/culture, quitte à la retrouver dans la mythologie des Amérindiens), n’est pas complètement étrangère, sinon dans sa forme, au moins dans son contenu, à la pensée amérindienne. Lévi-Strauss a eu une intuition juste de la centralité de ce genre de questions pour la pensée amérindienne. Je pense qu’il était dans la bonne voie, sauf que sa réponse ressemble plus à celle d’un philosophe européen du XVIIIe siècle qu’à une réponse qu’un Indien donnerait. Tout ce que je fais c’est d’essayer de répondre non pas pour, ni à la place de, mais en présence des Indiens, en ayant les Indiens à l’esprit. Évidemment c’est une réponse hypothétique, une expérience de pensée, c’est une « métaphysique expérimentale » comme le dirait Bruno Latour. Et justement, une des particularités de cette pensée des Indiens est qu’il n’y a qu’un seul point de vue, celui de tout être conscient. J’ai été guidé par cette intuition : tout sujet voit le monde de la même manière. À l’inverse, la chose la plus répandue au monde maintenant, c’est de penser que la nature est appréhendée, perçue, conçue différemment à partir de différents points de vue. Que ceux-ci appartiennent à des des subjectivités individuées, qu’il s’agisse de cultures de significations, ou encore à l’humanité en tant qu’espèce zoologique, ils différent assurément du point de vue des crocodiles ou les microbes. Il y a toujours l’idée qu’on regarde quelque chose qui est plus grand que notre regard, qui ne parvient à capturer qu’une petite partie de cette chose-là. C’est le modèle de la ville qui est regardée sous plusieurs angles : chaque point de vue ne nous permet que de contempler certaines rues, certaines directions. On appelle cet Objet, avec un grand O, au-dehors, « nature », tandis que le mot « culture » réfère au sujet, à l’âme, ou à quelque chose du genre. L’universel se trouve toujours à l’extérieur. Le réel dans son universalité est indifférent à la représentation ; il est totalement neutre. À l’inverse, le point de vue, lui, est subjectif, représentatif, partial, incomplet, limité. À partir de cette dichotomie, la tâche de l’anthropologie serait de comparer et d’harmoniser les points de vue afin de trouver le plus grand dénominateur commun. Les sciences humaines ce serait cela, la recherche du plus grand dénominateur commun : les structures élémentaires, la grammaire universelle, le symbolique, l’Œdipe. Pour poursuivre avec cette allégorie arithmétique, je préfère plutôt chercher le plus petit multiple commun, c’est-à-dire trouver ce qui permet la multiplication des choses, plutôt que leur division afin d’identifier qu’elles ont en commun, ce qui est nécessairement plus pauvre que ce qu’on trouve dans chaque culture particulière. Si on compare les cultures pour trouver ce qu’elles ont en commun, ce qu’on trouve est forcément moins riche que ce que produit leur spécificité, puisque leurs intersections sont nécessairement plus restreintes. Cela correspond à l’idée que la nature humaine doit être moindre, en termes d’extension et de richesse, que les cultures, puisque la nature n’est que ce que nous avons en commun. Cela suppose une conception de la Relation (avec un grand R) comme ce qui est partagé par les termes de la relation, ce qu’ils ont « en commun ». Une relation sociale ne serait constituée que par nos points en communs : nous sommes tous des hommes, nous sommes tous des démocrates, etc. C’est par cette communauté que nous communiquerions. Or, je pense qu’il y a d’autres façons de concevoir les relations. Les Indiens d’Amérique ont par exemple une métaphysique de la relation qui est complètement différente de la nôtre. Ce n’est pas par ce que nous avons en commun que nous communiquons, mais c’est parce que nous sommes différents que nous avons intérêt à entrer en relation avec autre chose que nous-mêmes. Mais j’anticipe. La vulgate métaphysique occidentale est basée sur l’idée qu’il n’y a qu’une seule nature à l’extérieur, et plusieurs cultures, plusieurs subjectivités qui tournent autour de cette nature. Celle-ci fait ainsi fonction de surnature, elle est le corrélatif de Dieu. Dieu s’est absenté mais il nous a laissé une Nature à sa place, qui est là pour que les choses puissent tenir ensemble. Autrement il ne nous resterait rien d’autre qu’un monde diabolique et multiple, un monde d’apparences et de simulacres. Comme garantie du sens, il nous faut une nature unique qui n’est rien d’autre qu’un Dieu déguisé — le Dieu moderne.
Mais si on interroge la mythologie amérindienne, précisément celle que Lévi-Strauss mobilisait pour illustrer l’opposition nature/culture, on s’aperçoit immédiatement que ce que tous les mythes disent, c’est qu’autrefois tous les animaux étaient des humains, toutes les choses étaient des êtres humains, ou plus exactement, des personnes : les animaux, les plantes, les artefacts, les phénomènes météorologiques, les accidents géographiques… Ce que les mythes racontent, c’est le processus par lequel ces choses qui étaient humaines ont cessé de l’être, ont perdu la condition humaine. Si on pose les choses de cette façon-là, on comprend qu’on est exactement à l’opposé de notre mythologie à nous. Pour nous, le socle que nous avons en commun avec le crocodile ou le jaguar, ce n’est pas l’humanité mais l’animalité. Les humains sont une espèce animale parmi d’autres, mais avec quelque chose en plus : l’âme, la culture, l’esprit, le langage, la loi, le symbolique, l’être-là, etc. Ce que leurs mythes disent est absolument à l’opposé de ça. À la place de cette théorie évolutionniste qui affirme que « les humains sont des animaux qui ont gagné quelque chose », les Amérindiens disent les animaux sont des humains qui ont perdu quelque chose. L’être humain est la forme générale du vivant, et même plus, la forme générale de l’être : un présupposition radicale de l’humain, l’humanité est le fond universel de l’Être. Tout est humain. Cela va évidemment de pair avec une idée que les Indiens tâchent de formuler dans une langue que nous pourrions comprendre : toutes les bêtes et toutes les choses ont des âmes, sont des gens. Un jaguar, par exemple, est plus qu’un simple jaguar, puisque quand il est seul dans la forêt il se dévêtit de sa « robe » animale et se révèle comme étant humain. Tous les animaux ont une âme anthropomorphe : leur corps n’est en réalité qu’une espèce de vêtement qui cache une forme fondamentalement humaine. En contrepartie, nous, Occidentaux, pensons porter des habits qui cachent une forme fondamentale animale. Nous savons que nous sommes tous des animaux quand nous sommes nus. Les instincts, derrière les couches de ce vernis qu’est la culture nous donnent un fond animal, primate, mammifère, etc. Les Indiens voient les choses à l’inverse : derrière les corps animaux, c’est un fond essentiellement humain qui se trouve caché par les « habits ». La mythologie dit non seulement que le fond commun est l’humain, mais que l’humanité n’est pas l’exception mais la règle. Nous ne sommes pas une espèce choisie par Dieu à la fin de la création, mais au contraire la condition de départ. Pour nous occidentaux, au contraire, tout est en principe non-humain, tout est chose, tout est objet, jusqu’à nouvel ordre, c’est à dire sauf s’il y a de fortes raisons de croire que nous avons à faire à une personne.
La deuxième conception très intéressante que l’on trouve un peu partout en Amérique Indienne, c’est l’idée que chaque espèce non seulement est « au fond » humaine (autrement dit, chaque espèce était « au début » humaine), mais aussi que chaque espèce se voit elle-même comme humaine. Chaque espèce se voit comme incarnant l’authentique humanité, non seulement dans sa forme corporelle, mais également dans ses habitudes. Ce que mangent les jaguars est vue par eux comme de la nourriture humaine. Par exemple quand un jaguar est en train de lécher le sang d’une proie abattue dans la forêt, il ne voit pas ce liquide-là comme du sang cru, mais comme de la bière faite de manioc fermenté. Parce que les humains ne boivent pas de sang mais de la bière de manioc, les jaguars, étant humains de leur propre point de vue, voient, perçoivent littéralement ce liquide qu’ils lèchent lorsqu’il coule du corps mort de leur proie comme étant au contraire de la bonne bière de manioc servie dans une très propre calebasse décorée. Autrement dit, chaque espèce se voit comme espèce de culture. Elle se voit elle-même comme humaine, et ce qu’elle fait, son comportement, son éthogramme, comme étant un éthogramme culturel.
L’homme lui-même par sa forme et par ce qu’il fait est alors humain à 100 %…
C’est un problème, justement. Si chaque espèce se voit comme humaine, cela ne veut pas dire qu’elle voit les autres espèces comme humaines. Nous, nous voyons les jaguars comme des bêtes sauvages, des fauves ; les jaguars par contre se voient comme des humains, mais ils ne nous voient pas comme des humains. Ils nous voient comme des pécaris, parce qu’ils nous mangent. Les pécaris, par contre, ne nous voient pas comme des humains non plus, ils se voient eux comme des humains et nous comme des jaguars. Donc chaque espèce se voit elle-même comme humaine et les autres espèces comme non-humaines : soit comme des espèces de proies, soit comme des espèces de prédateurs, en fonction de la place de chaque entité dans la chaîne alimentaire. Tout se passe donc comme s’il y avait une seule grande chaîne alimentaire, qui va des esprits cannibales jusqu’aux proies les plus infimes qui ne sont prédatrices de rien. Comme chaque espèce se trouve quelque part dans ce continuum-là, parce qu’on mange toujours quelque chose d’autre que soi, et qu’on est aussi toujours mangé par une autre espèce, on est toujours entre deux positions : ou bien prédateur, ou bien proie.
Quand on applique cette idée à nous-mêmes, deux problèmes surgissent. Le premier est qu’évidemment nous nous voyons comme humains — comme toutes les espèces le font, justement. Il n’y a donc pas de garanties que la façon dont nous nous voyons (c’est-à-dire en tant qu’humains) soit la vraie façon de se voir, puisque c’est la façon dont tous les sujets vivants se voient. Il n’y a pas non plus de garanties que les autres espèces nous voient comme nous nous voyons. Au contraire, nous sommes probablement bien fondés à croire qu’elles ne nous voient pas comme nous nous voyons, puisque nous ne les voyons pas non plus elles-mêmes comme elles se voient. Nous voyons en effet les pécaris comme des bêtes, des porcs, et non pas comme des gens. Nous pensons que ces pécaris pensent qu’ils sont des gens bien qu’ils ne le soient pas. Nous savons qu’ils sont des pécaris. Mais les pécaris eux-mêmes pensent la même chose de nous, ils pensent que ce sont eux les vrais gens. Cela produit donc une espèce d’inquiétude identitaire très forte. Il ne suffit pas de « se voir » comme humain, puisque tout le monde le fait, littéralement : l’humanité de fond rend très problématique l’humanité de forme. À l’inverse, la perspective freudienne sur le monde, pour laquelle l’homme primitif projette son humanité sur les forces naturelles et humanise le cosmos, le rendant ainsi moins menaçant, produit une théorie très sûre d’elle-même (l’homme théoricien) à propos des autres (primitifs ou choses), et est finalement très réconfortante. N’y-a-t-il pas un certain plaisir à s’abandonner au principe de réalité ? Pour ce qui est des Indiens, je pense que c’est plutôt le contraire qui est vrai : quand on humanise tout, tout devient très dangereux, parce que quand tout est humain… Et après tout, il se pourrait bien que la seule chose qui ne soit pas humaine, ce soit finalement nous. Métaphysiquement parlant, le monde « magique » est un monde risqué, hasardeux. Dans les contes de fées, les bonnes fées ne sont pas les seules fées. Donc quand l’humanité devient le fondement universel, sa forme spécifique se trouble. En revanche, nous, les Occidentaux, nous pensons avec une aise insolente qu’en tant qu’espèce, les humains se détachent de ce fondement. Nous sommes toujours l’espèce, le peuple, la race, l’individu élu de quelques divinité ou transcendance, raciale, personnelle, culturelle, politique, historique.
Tandis que pour les Indiens, au contraire, tout est humain, même si nous, l’espèce humaine, nous sommes privilégiés, dans la mesure où nous sommes les humains qui sont en train de parler. Les Indiens ne professent pas une théorie qui réconcilierait toutes les choses vivantes et rendrait tout bon, beau et vrai parce qu’humain. Au contraire, si tout est humain, alors tout est dangereux. Comme nous le savons, la seule chose vraiment dangereuse dans le monde ce sont les humains. Les objets ne font pas de mal (ils ne sont du moins pas malfaisants). Les Indiens pensent aussi que quelque chose n’est qu’une simple chose ou un animal, elle ne pose pas de problèmes. Un vrai jaguar n’attaque pas les hommes. Si un jaguar attaque un homme, c’est que ce n’est pas un jaguar ordinaire, mais un homme déguisé en jaguar, ou un esprit-jaguar, c’est-à-dire le jaguar en son « moment » homme. Parce que les hommes tuent les hommes et ainsi de suite. Cela ne veut pas dire non plus que les Indiens soient des relativistes, simplement parce qu’ils disent que chaque espèce voit les choses d’une certaine façon. Les vautours par exemple voient les asticots qui grouillent sur une charogne dans la forêt comme étant du poisson grillé, parce que les vautours mangent ces bestioles-là. On pourrait imaginer que la morale de cette histoire, c’est que toutes les façons de voir le monde se valent, que tout est relatif : les vautours voient les choses d’une certaine façon, nous, les vrais humains d’une autre… Et il ne s’agirait que de choisir une bonne description de la « réalité ». En fait ce n’est pas du tout cela. Les Indiens ne disent pas que chaque espèce voit les choses d’une façon différente. Au contraire, ce qu’ils disent, c’est que si les vautours ne voient que du poisson grillé, c’est précisément, parce qu’ils sont comme nous qui ne mangeons que du poisson grillé. Donc quoi que les vautours mangent, pour eux cela ne peut être que du poisson grillé. Chaque espèce voit les choses de la même façon. Ce sont les choses qui changent.
Les esprits animaux possèdent tout ce qui caractérise une culture indienne quelconque — son chamanisme et toutes ses institutions sociales. Les vautours, les jaguars, tous les animaux ont les mêmes institutions que les humains. Ils habitent dans le même genre de maisons, mangent le même genre de choses, se marient avec le même genre de cousins, ont le même genre de maladies, et ainsi de suite. Il n’y a donc pas plusieurs façons de voir, il n’y en a qu’une. Tout le monde voit le monde de la même façon. Ce qui varie c’est le monde lui-même, non pas la façon de le voir. Pour nous, ce sont les « visions du monde » qui diffèrent, mais le monde reste égal à lui-même. Pour les Indiens, la façon de voir est toujours la même, bien qu’elle passe d’une espèce à une autre : ce qui change, c’est le monde lui-même. On a donc cette double inversion. D’un côté tout est humain même si chaque espèce ne l’est pas de la même façon (tout comme nous, Occidentaux, nous savons que, tout en étant une espèce animale, nous ne sommes pas des animaux identiques aux crocodiles). L’humanité est l’universel, l’esprit est universel, mais pas le corps. Pour nous, c’est le corps qui est universel, dans le sens où nous sommes tous faits de la même substance, des mêmes atomes, de carbone, d’ADN, etc. L’esprit, en revanche, est toujours le lieu de la différence, de la singularité et de la particularité d’une culture (d’un esprit collectif) ou d’un esprit individuel (le sujet). C’est toujours en termes spirituels que nous nous distinguons. Du point de vue physique nous communiquons tous, tandis que du point de vue métaphysique, nous sommes tous séparés. Le grand problème pour la science sociale spontanée de l’Occident, c’est la possibilité de la communication, puisque nous ne communiquons pas par le biais de l’âme ou de l’esprit, mais par le corps. L’esprit est toujours solipsiste. D’où toute cette série d’inventions que sont le contrat social, le symbolique, le langage. Nous devons déduire un édifice conceptuel gigantesque qui explique comment il est possible de communiquer et de faire collectif. Depuis Descartes, la seule chose certaine en ce qui concerne l’existence, c’est le moi. Pour ce qui est de l’existence des autres, toute une démonstration est requise. Cette idée de l’évidence du moi et de la non-évidence des autres, qui ouvre les portes de notre métaphysique moderne, est exactement le contraire de celle des Indiens, où c’est précisément le moi qui est en doute. Nous ne sommes jamais sûr de ce que nous sommes, parce que les autres peuvent avoir une idée très différente de la notre, et réussir à nous l’imposer : ce jaguar que j’ai rencontré dans la forêt avait raison — c’était lui l’humain, tandis que je n’étais que sa proie animale. J’étais un tapir ou un cerf, un porc peut-être… Alors c’en est fini de moi. Les autres, en revanche, sont un fait incontestable. Le problème pour les Indiens n’est pas l’absence ou le manque de communication. Il y a au contraire un excès de communication. Si les animaux sont des humains, si les choses peuvent héberger des formes internes humanoïdes, si le tonnerre est une personne, alors tout communique. Et alors, lorsqu’on mange quelque chose — qu’est-ce que l’on est en train de manger, au juste ? — il faut faire toutes sortes d’acrobaties chamaniques pour re-subjectiver la viande que l’on mange, pour nous faire oublier le fait que l’humain est partout. Vivre, c’est nécessairement tuer d’autres humains, même si c’est une petite plante. La question centrale, c’est comment éviter d’être mangés par les autres.
Qu’est-ce qui se passerait si on mangeait de l’humain ?
Pour les Indiens, la grande majorité des maladies qui les affligent sont des maladies que les animaux mangés produisent par vengeance. Si l’on mange le corps d’un animal sans les égards nécessaires pour ménager son esprit, cet esprit peut se venger et nous dévorer (par le dedans, dans une sorte d’ « endo-cannibalisme » assez terrifiante). Il faut donc être toujours très précautionneux quand il s’agit de s’alimenter. C’est un acte métaphysique très délicat. L’ « ouverture », la « clairière » humaine commencent par la bouche – et je ne parle pas du langage…
Cette idée d’humanité universelle produit une autre inversion. Si l’esprit, ou autrement dit tout ce qui est ou peut devenir sujet, se voit lui-même comme sujet et que cette perception constitue la fondation universelle des choses, alors qui est-on, fondamentalement ? Les Indiens ne voient pas les jaguars comme des gens, ils n’ont pas d’hallucinations. Ce qu’ils disent, c’est que c’est les jaguars qui ont des hallucinations et se voient comme des humains ; mais alors, peut-être que nous aussi, nous hallucinons. Je suis un être humain, alors je vois les choses comme elles le sont pour moi. Je mange du poisson grillé, parce que pour moi le poisson est le poisson. Et je sais que les vautours voient ce que nous voyons nous comme des asticots comme étant du poisson. Or je ne suis pas un vautour ; alors si je commence à voir les asticots sur une charogne comme étant du poisson grillé, cela veut dire que je suis en train de devenir un vautour. Autrement dit, que l’esprit du vautour a capturé mon esprit et commence à me transformer en vautour. Évidemment, cela veut dire que je suis très malade, parce qu’un homme doit rester un homme.
Voir les choses comme un vautour ou comme un humain est très important, parce que ça définit le genre d’être avec lequel on a à faire. Moi je suis un humain, je dois voir les choses comme un humain les voit, non pas comme un jaguar les voit. Les chamans ont le pouvoir de voir comme les différentes espèces voient, mais il faut qu’ils reviennent de ce voyage pour raconter cette histoire. S’ils voient les choses comme les jaguars les voient mais qu’ils restent empêtrés dans cette vision-là, alors cela veut dire qu’ils sont devenus des jaguars et qu’ils ne pourront pas revenir pour raconter l’histoire : en bref, on aurait là un chaman inutile et dangereux, un chaman « à sens unique », qu’il faudrait éliminer. Les vrais chamans sont des espèces d’androgynes, ce sont des êtres qui, au lieu d’ « avoir » plusieurs sexes, « sont » plusieurs espèces. Un chaman peut voir le monde comme un jaguar, comme un pécari, et aussi bien sûr comme un humain. Un humain normal ne peut pas le faire, sauf en rêve ou quand il prend des drogues. Sinon, s’il commence à voir les choses comme le fait une espèce animale donnée, c’est un signe certain qu’il est très malade et qu’il faut qu’il se fasse soigner par un chaman qui, lui, peut passer d’un côté à l’autre sans perdre son âme, littéralement, sans perdre son humanité. Alors si c’est au niveau physique que nous communiquons et au niveau métaphysique que nous sommes séparés, pour les Indiens c’est le contraire, c’est au niveau métaphysique qu’ils communiquent, parce que tout est esprit, tout est âme, tout est sujet. Il faut donc que ce soit au niveau physique, au sens corporel, que les espèces se distinguent. Le corps typique, spécifique, des espèces, les caractéristiques de chaque espèce, ne sont rien d’autre que des apparences. En fait, c’est leur façon d’être au monde, c’est la façon dont l’esprit universel se particularise ou se « spécifie ». Si les vautours voient les asticots comme des poissons grillés, c’est parce que les vautours habitent un corps de vautour. Le corps, c’est un instrument, non un déguisement, ce n’est pas une fantaisie, une apparence qu’on revêt. Cette apparence animale est bien entendu une couverture, mais elle n’est pas comme un déguisement faux recouvrant une essence vraie, c’est au contraire un instrument qui spécifie cet esprit universel qui est en soi indéterminé. Donc l’anatomie, le comportement, l’éthologie de chaque espèce sont très importants pour les Indiens. Ce qui explique par exemple pourquoi les Indiens sont obsédés par les changements corporels, exactement comme nous, nous sommes obsédés par les changements spirituels.
Pour nous, l’éducation est un processus éminemment spirituel. Éducation, formation et conversion religieuse sont des processus qui se déroulent au niveau spirituel. Les changements au niveau du corps ne sont pas importants, nous pouvons dire qu’ils sont dépourvus de valeur juridico-métaphysique discriminante, même si aujourd’hui, bien entendu, tout cela est en train de changer. Disons que dans le régime de la Modernité classique, le corps ne fait pas sens. On ne peut pas juger une personne en s’appuyant uniquement sur son corps, sa couleur, son sexe. C’est précisément parce que le corps ne permet pas d’établir de différences significatives qu’il ne compte pas. C’est en termes de conscience mentale et d’intention que nous déterminons une action comme punissable ou non-punissable. Entre un homme et un chimpanzé, par exemple, il y a moins de 2% de différences « génétiques » en termes de chromosomes ; pratiquement pas de distance corporelle, donc. Par contre, la différence juridico-morale entre un homme et un chimpanzé est infiniment plus grande qu’entre ce même chimpanzé et, disons, un lézard. On ne peut pas mettre un chimpanzé en prison, quoi qu’il fasse, précisément parce que ce n’est pas au niveau des ressemblances corporelles, mais au niveau des différences spirituelles, pensons-nous, que ces choses se passent. Le chimpanzé, tout comme le lézard, « ne sait pas » ce qu’il fait. Nous, nous savons, donc nous pouvons être jugés coupables. Un fou ne peut pas l’être. Toute la métaphysique, toute la responsabilité (c’est la même chose) passe par l’esprit. Les changements culturels aussi sont toujours pour nous une affaire spirituelle. La conversion, changer de façon de voir, changer le contenu de l’esprit : c’est notre modèle de culture. Un Indien lui cesse d’être un Indien quand il se met à « penser comme un Blanc ». Pour l’Indien, c’est au niveau du corps que les changements ont lieu. C’est à cause de cela que les Indiens se concentrent sur les signes de changements corporels, les changements de régime alimentaire, les rapports sexuels avec de non-Indiens, etc., comme signes et indicateurs d’ « acculturation ». C’est une chose qui arrive toujours en anthropologie quand nous visitons une société traditionnelle amérindienne, mélanésienne : nous avons des problèmes pour apprendre la langue. Alors au bout de six mois, on va se plaindre auprès de nos amis indigènes en disant : « Écoutez, votre langue est affreusement difficile, je n’arrive pas à la comprendre, je fais des efforts, mais ça va très lentement, ça n’avance pas. » Alors les gens répondent : « il faut que tu manges notre nourriture pour apprendre notre langue. » Au bout de deux semaines, l’ethnologue dit: « je ne fais que manger votre nourriture, et ça ne marche toujours pas. » La réponse est : « Il faut coucher avec nos femmes alors. » Le type (mettons qu’il a suivi le conseil) revient au bout de quelques mois: « Ça ne marche toujours pas. » De guerre lasse, les gens disent alors : « Dans ce cas-là, il faut que vous preniez un de nos hallucinogènes, et cela marchera. » Alors là, il faut être vraiment un idiot pour que ça ne marche pas…
Cela veut dire que pour nous, le langage est une faculté éminemment cérébrale, et donc spirituelle. Pour les Indiens, à l’inverse c’est quelque chose qui se passe au niveau des habitudes corporelles. Ça arrive, comme le sexe, comme les substances corporelles, comme la nourriture, comme les choses qui se passent au niveau du corps. Le corps fonctionne donc comme élément de différenciation, c’est au niveau du processus corporel que les choses arrivent. Le chamanisme indien est organisé autour de l’idée de métamorphose corporelle, et non pas du tout au niveau de la notion de possession spirituelle. Ce qui domine pour nous, dans l’Ancien Monde, c’est l’idée de la conversion et de la possession comme modèle du changement. On garde la même forme corporelle, mais quelque chose a changé, parce qu’un autre esprit en a pris possession, une divinité, le démon, le diable. Quelque subjectivité puissante a capturé notre apparence et s’en sert comme son instrument. Cette autre subjectivité nous a capturé, nous sommes sa marionnette. Le chamanisme amérindien est au contraire massivement organisé autour de la notion de la métamorphose corporelle. Cela veut dire « vêtir » l’habit du jaguar et pouvoir se comporter comme un jaguar, par exemple marcher sans faire de bruits, monter dans les arbres, manger de la chair humaine. La possibilité du changement est toujours présente dans le monde amérindien. C’est toujours un danger. Pour nous bien évidemment c’est impossible. Les espèces sont closes au niveau ontologique. Mais la possibilité de changer d’avis, d’esprit, est le centre autour duquel s’organisent nos relations — le changement d’opinion. Évidemment la pédagogie occidentale investit fortement le corps, mais son objectif est toujours de « dresser », d’« entraîner » l’esprit. Le corps est un instrument pour atteindre l’esprit. C’est quelque chose que l’on soumet, que l’on entraîne pour que l’esprit puisse s’épanouir. Ce n’est pas le corps pour le corps lui-même. Chez les Indiens, le langage, qui pour nous est une faculté de l’esprit, est pour eux une faculté du corps, c’est quelque chose que l’on a en tant que matérialité incarnée. « Penser différemment », ça n’existe pas. Les vautours pensent comme nous. C’est précisément parce qu’ils pensent comme nous qu’il y a de si terribles ambiguïtés. Il y a des mythes très amusants (ou très inquiétants, cela dépend) que l’on trouve partout en Amérique indienne, où le héros est perdu dans la forêt, très affamé. Il tombe sur un village inconnu, très joli, plein de belles femmes et d’hommes charmants qui l’accueillent de façon tout à fait hospitalière, en lui offrant à boire et à manger, lui disant : « Vous devez être épuisé, asseyez-vous ici, je vais vous apporter un plat de patates douces bien grillées ». Le héros les remercie, mais on lui apporte en fait un plat rempli de cerveaux humains ou de quelque chose de dégoûtant. L’homme dit alors : « Mais ce ne sont pas des patates douces, c’est de la cervelle humaine ! » Les hôtes insistent pourtant : « Si, si, ce sont des patates douces, figurez-vous !». Et le héros de conclure que si ses hôtes prennent ces cervelles pour des patates douces, alors ce ne sont pas des humains, que ces gens-là sont dangereux.
Le mythe n’est que cela : le périple d’un homme qui va de village en village, et qui à chaque fois rencontre une énigme où des choses différentes sont appelées par le même nom. Ils ne font pas erreur, vous ne faites pas erreur non plus, l’erreur se trouve entre les gens. C’est l’ambiguïté comme modèle. Si chaque culture voit les choses différemment, notre problème est de trouver des synonymes pour les mêmes choses. « Comment appelle-t-on notre pain en portugais ? » (à Rio, justement, il s’appelle « pão francés » — « pain français » …) Pour les Indiens, c’est le contraire : « Qu’est-ce qui fait fonction de pain pour vous ? » Vous diriez alors si vous étiez un vautour que ce sont les asticots. Ce n’est donc pas les synonymes qu’il faut trouver, mais les homonymes qu’il faut séparer. Les « mots » changent, mais les choses sont les mêmes. Pour les Indiens, c’est la nature qui change, comme si l’on avait un monde où l’on parlait tous la même langue, mais pour se référer à des choses complètement différentes. Tandis que pour nous, nous parlons tous des langues différentes, mais pour dire au fond les mêmes choses. Nous sommes tous des humains, nous avons tous les mêmes désirs, les mêmes souhaits, les mêmes espoirs — les mêmes « problèmes ». Il s’agit donc d’une question de traduction. Pour nous, c’est facile parce que nous savons déjà quelle est la référence. Nous savons qu’un Indien doit penser comme nous, il suffit simplement de trouver le bon mot. Les Indiens ne peuvent jamais être sûrs que l’on est en train de parler de la même chose. Si un vautour vous offre à manger, il faut peut-être que vous vous disiez que ce poisson-là n’est pas le vôtre, que c’est peut-être autre chose, qu’il faut surtout faire attention. Les problèmes que posent cette métaphysique sont très différents des nôtres, ce ne sont pas des problèmes de manque de relation ou d’absence de communication. Le problème n’est pas celui d’une humanité isolée dans le monde, « espace infini qui nous effraie ». Au contraire, le monde est surpeuplé par d’autres sortes d’humains, il y a toujours trop de monde. Ce n’est pas un désert anthropologique comme il l’est pour nous. L’extension de la catégorie d’humanité a été une sorte de conquête pour nous, et il faut toujours faire passer à l’autre un examen très détaillé pour que l’on puisse admettre qu’il est humain aussi. « Est-ce que les noirs sont des humains ? Et les Indiens ? Les femmes ? » L’homme blanc a besoin d’être convaincu que l’homme noir et la femme sont des humains. Tandis que pour les Indiens, cela va de soi, c’est donné, parce que tout est humain, ce n’est pas un problème. Il y a cette célèbre anecdote que racontait Lévi-Strauss pour prouver l’ethnocentrisme de toutes les cultures, que je considère comme un condensateur méta-réflexif de l’ambiguïté. Les Espagnols, quand ils se sont retrouvés au XVIe siècle devant les Indiens des Antilles, envoyaient des commissions d’enquêtes, des prêtres, pour savoir si les indigènes avaient une âme, s’ils étaient bien des humains ou des animaux à apparence humaine. Étaient-ils des gens qui pouvaient être christianisés ou non ? Peut-on changer leurs esprits (les convertir) s’ils en ont un ? Lévi-Strauss raconte, en s’appuyant sur les paroles d’un chroniqueur de cette époque, que dans le même temps les Indiens prenaient les corps des Espagnols qu’ils arrivaient à tuer dans les batailles, et les immergeaient pour observer si ces cadavres pourrissaient ou non. Parce que la question des Indiens était : « Sont-ils des gens ou des fantômes ? » Lévi-Strauss prend ce double doute, ce double soupçon par rapport à l’autre, comme un signe d’égalité, en disant : « Vous voyez, tout le monde pense que l’autre n’est pas humain.» En fait, les Espagnols se demandaient si les Indiens étaient des humains ou des animaux, tandis que les Indiens se demandaient si les Espagnols étaient des humains ou des esprits. Le questionnement des Espagnols se rapportait à l’âme, tandis que les Indiens s’interrogeaient sur le corps. C’est une ambiguïté classique, dans le sens où deux définitions de l’humanité sont ici en jeu, bien que les deux partis posent la même question : l’autre est-il humain ? Les critères de l’humanité étaient différents. Pour les Espagnols, être humain c’était avoir une âme comme nous, tandis que pour les Indiens, cela signifie avoir un corps comme eux. C’est une ambiguïté du même genre que celle que nous rencontrons dans le mythe du héros affamé qui arrive dans un village.
Quelles conclusions tirez-vous de ce renversement vis à vis de notre métaphysique ?
Une manière de comprendre ce que les Indiens disent, peut-être la plus commode à défaut d’être la plus sophistiquée, c’est de commencer par retourner notre métaphysique, comme disait Marx à propos de celle de Hegel (quoique pas du tout dans le même sens — l’inversion je veux dire). C’est une inversion de perspective, non pas une inversion absolue. Cette inversion a pour moi, avant tout, une finalité thérapeutique ; en évoquant Montesquieu, disons qu’elle me permet d’imaginer comment on peut ne pas être européen.
Il n’y a peut-être que deux points de vue : celui des Occidentaux et celui des Indiens. Ou peut-être qu’il y en a trois, ou quatre, ou un million, mais ça reste une question de points de vue, et tous se valent, comme vous dites. On n’a pas à choisir. C’est précisément ce que je suis en train d’essayer de ne pas dire, dans le sens où notre point de vue dépend de la notion même de point de vue. Ma question est : quel est le point de vue des Indiens sur le point de vue ? Il ne s’agit pas de savoir quel est le point de vue des Indiens sur le monde, parce que ce serait déjà une question orientée. Ce serait présupposer que le point de vue est une chose et que le monde en est une autre, que le monde est extérieur au point de vue et qu’il faut qu’on laisse le monde tranquille (c’est-à-dire qu’on le laisse aux mains des sciences dures) si nous voulons que les points de vue puissent varier (une question pour les sciences humaines). Il faut mettre l’accent sur le monde et laisser le point de vue varier, puisque le monde est plus important que tous nos « points de vue ». Mais évidemment ce n’est pas ça. Au lieu de faire cela, allons demander aux Indiens quel est leur point de vue sur le point de vue, c’est-à-dire comment se poserait-elle, la question du point de vue, du point de vue (au sens naïf du terme) des Indiens ? J’utilise la métaphore des deux jambes d’un compas. Pour qu’une jambe puisse se déplacer, il faut que l’autre soit fixe. C’est comme si nous avions posé la jambe nature et utilisé la jambe de la culture pour disposer des points de vue autour d’un centre immobile, cette jambe fixe de la nature autour de laquelle tournent des points de vue infiniment divers — puisqu’un cercle est composé d’une infinité de points. Les Indiens semblent faire, à première vue, le contraire. C’est la culture qui est fixe, au sens où il n’y a qu’une seule culture, et ce qui varie, ce sont les corps qui incarnent cette culture et lui donnent différentes expressions. Je pourrais ajouter que l’on ne peut pas déplacer les deux jambes en même temps, sinon le compas tombe. Donc les Indiens ne sont pas relativistes. Mais il ne faut pas oublier qu’en fait cette jambe fixée, que ce soit celle de la nature ou celle de la culture, tourne sur elle-même. Elle n’est finalement pas fixe. À l’endroit où les deux jambes se joignent se situerait la séparation entre nature et culture. C’est le moment « immédiat » de la nature et de la culture, le point d’où part la distanciation entre ce qui est corporel et ce qui est spirituel. À ce niveau-là, tout est connecté, on ne peut pas dire que l’un est mobile et que l’autre est immobile, que l’un est fixe et que l’autre varie. En fait, tout ici est en même temps fixe et mobile. Nature et culture, universalité et relativité, sont toujours des résultats, et non des conditions. C’est toujours postérieurement, aux extrémités des deux jambes du compas, que les pôles s’opposent, jamais antérieurement, où cette distanciation n’a pas lieu. Ce que je cherche à faire, c’est à me mettre au niveau où la distanciation commence à s’établir pour voir ce qui pourrait en sortir.
Pour être relativiste, il faut toujours avoir un universaliste à votre côté comme repoussoir — et vice-versa bien entendu —, pour que la question du relativisme fasse sens. Les Indiens se disposent d’une façon parfaitement transversale à cette alternative. Ils ne sont pas relativistes, puisqu’ils disent qu’il n’y a qu’une seule façon de voir le monde. Les Indiens disent que les jaguars sont des humains, qu’ils sont eux-mêmes des humains, mais qu’eux et les jaguars ne peuvent être humains en même temps. Si je suis humain, alors en ce moment le jaguar n’est qu’un jaguar. Si un jaguar est un humain, dans ce cas-là moi, je ne suis plus humain. Il ne s’agit pas du tout de d’étendre cette qualité d’humanité de façon indifférenciée sur la totalité de la création, mais de dire que cette position est universelle et que cette universalité toujours relative. C’est une sorte d’universalisme relatif.
Relatif donc, dans le sens où l’on ne sait pas ce qu’est finalement l’humain. On ne peut pas le qualifier. C’est une qualité nominale de ce point de vue.
Tout à fait. Mais en plus, cela impose aux humains, à nous, une lourde tâche, dans le sens où il nous faut nous faire humain. Tout l’appareil social des sociétés amérindiennes amazoniennes consiste à produire des humains, à produire des corps vraiment humains. On trouve donc des paradoxes tout à fait caractéristiques de ce genre de métaphysique, qui sont différents de nos paradoxes à nous. Les Indiens se font des corps humains avec des morceaux de corps animaux. Ils portent des plumes et des griffes, se dessinent des formes et des tâches d’anaconda sur la peau etc., pour se faire un vrai corps humain ! Toutes ces marques, toutes ces décorations thériomorphiques sont une façon d’humaniser le corps. Si votre corps n’a pas été particularisé, vous n’êtes pas un vrai humain, ou vous êtes moins qu’un humain. Parce que finalement le corps humain en tant que tel est trop générique : les animaux aussi se prennent pour des humains. Les animaux aussi ont un corps, des bras, des jambes, un nez, une bouche, un foie, des poumons, exactement comme nous. Avoir un corps humain ce n’est pas grand chose. Vous commencez avec ce corps générique, puis vous devez le marquer, le définir. Et c’est en ce sens-là que l’éducation au sens général du terme est toujours une discipline corporelle dans les sociétés indiennes. C’est par le corps que les choses arrivent. L’initiation et l’éducation, sont des processus d’intervention corporelle, et non pas une intervention directe sur l’esprit.
Il faudrait que vous expliquiez en quoi le corps générique animaux est humanisé en arborant des attributs animaux.
Le corps humain en tant que tel n’a pas d’instruments d’auto-particularisation. Il est trop générique dans le sens où il est en fait la forme de toutes les âmes. Les âmes des jaguars voient d’autres jaguars comme des corps humains. Le corps humain est donc une espèce de corps pour l’âme. Pour se faire un vrai corps, il faut emprunter de vrais corps. Or où y en a-t-il ? Chez les animaux. Alors ils prennent des parties d’animaux, des prothèses animales, et les revêtir pour devenir humain, c’est là le paradoxe caractéristique. Nous, nous en avons d’autres… Par exemple, nous mettons des gens en esclavage histoire de les libérer. Eux ont d’autres paradoxes.
Pourquoi alors est-il important de se distinguer en tant que corps humain générique ?
Parce que dans le cas contraire on pourrait être transformé, pris par un autre. La première chose qu’ils font quand un enfant né, c’est de voir s’il est humain ou non. Il faut qu’ils regardent le bébé et voient s’il est vraiment un fils d’humain ou s’il est un esprit, le petit d’un animal qui aurait couché avec une femme, ou un rêve, ou un monstre. Donc la première chose à faire est de décider si on a affaire à humain potentiel ou s’il s’agit déjà d’un animal. S’il est physiquement difforme, ils le jettent parce qu’il est en fait un animal. S’il a une apparence humaine, ils le gardent, mais ensuite il faut prendre toutes sortes de mesures pour qu’il ne soit pas capturé, enlevé par d’autres sujets (c’est-à-dire d’autres types de sujet). Parce qu’en principe, à chaque fois qu’un humain naît, les animaux et les esprits sont très jaloux. Ils veulent l’enfant pour eux, ils veulent le capturer. Il faut donc protéger l’enfant. Celui-ci est fragile, parce que son humanité est fragile, non pas seulement parce que son corps est fragile, son statut ontologique est fragile aussi. Nous pourrions dire que c’est un corps avec un pied dans l’humanité et un pied en dehors. Il faut donc prendre toutes les mesures nécessaires pour lui donner une définition humaine non-équivoque. Pour ce faire, il faut le raser, le peindre, le percer, le former, pour qu’il devienne humain comme nous. Tout communique, donc il faut différencier. Il est nécessaire de se distinguer.
Cette différenciation passe par l’appropriation d’attributs animaux, parce qu’ils sont les marques par excellence du corps. Les animaux sont en quelque sorte détournés de leur identité. On fait ainsi des monstres, littéralement, des êtres constitués de morceaux et de rebuts.
Tout à fait. Ils prennent un bout de jaguar, un morceau d’anaconda, et font un enfant qui a plusieurs corps animaux : il est ainsi humanisé par excès et non pas par défaut.
Est-ce cela que vous appelez multi-naturalisme ?
Ce terme de multi-naturalisme est une provocation – quoique parfaitement sérieuse. Je taquinais mes collègues américains dit « multi-culturalistes ». Cela suppose en fait un « mono-naturalisme » qui puisse servir de pivot autour duquel tournent les cultures. Et si on faisait le contraire ? Si on avait un multi-naturalisme et un mono-culturalisme ? Je me suis dit que c’était exactement cela que les Indiens semblaient faire quand ils disent que les vautours boivent de la bière, mangent du poisson grillé, comme nous et les pécaris. Sauf que ce que le vautour appelle bière, ce n’est pas ce que nous appelons bière, et ce n’est pas ce que les pécaris appellent bière. Tout le monde boit de la bière, mais ce n’est pas la même pour tout le monde.
En fait, donc, il s’agit d’une sorte de nominalisme généralisé…
En un sens, oui. Mais c’est plus que ça, parce que ce n’est pas une question de convention et d’appellation, de flatus voci. C’est plutôt un relationnisme généralisé dans la mesure où « humain » n’est pas le nom d’une substance au sens aristotélicien du terme, mais le nom d’une relation, d’une certaine position par rapport à d’autres positions possibles. « Humain » est toujours la position du sujet, au sens linguistique du terme, c’est lui qui dit « je ». Donc si on imagine un jaguar en train de dire « je », ce jaguar est immédiatement imaginé comme humain. L’humanité n’est pas une propriété de certaines choses par contraste avec d’autres ; c’est une différence de position, non pas de substance. Nous, nous faisons une espèce d’inspection métaphysique quand nous regardons, par exemple, quatre objets et concluons que certains ont ont des propriétés humaines que d’autres non pas, selon un certain nombre de critères faciles à énumérer. Cette propriété est fixe. J’imagine que les Indiens diraient le contraire. L’humain n’est pas une question d’être ou de non-être ; c’est être ou ne pas être en position d’humain. L’humanité est plutôt un pronom qu’un nom. L’humanité c’est « nous ».
La possibilité de se poser soi-même en tant que sujet d’énonciation est universelle. Ce n’est donc pas une qualité mais plutôt une donnée. C’est un principe. C’est très important en termes d’économie cognitive, et quand les Indiens disent que tous les animaux sont humains, ce n’est pas dans le même sens que celui d’un naturaliste européen. Ce n’est pas une définition par extension. Parce que toutes les espèces peuvent être considérées comme humaines à un moment ou un autre. Rien n’empêche un chaman de faire un rêve où des fourmis lui parlent. Il dirait alors que les fourmis étaient humaines, et cela devient parfaitement recevable parce qu’en principe, il n’y a pas fondamentalement d’objections ontologiques à ce que les fourmis puissent être humaines du fait qu’« humain » veuille dire ceci ou cela. Tout est humanisable. Tout n’est pas humain, mais a cette possibilité de le devenir, parce que tout peut être pensé comme auto- réflexif. C’est cela l’animisme indien. C’est l’extension à toute chose de la potentialité réflexive . Si tout est humain, alors tout est dangereux, parce que les choses ne sont pas ce dont elles ont l’air. Les apparences peuvent cacher des profondeurs inconnues. Donc tout est dangereux et fascinant dans ce monde-là.