Non point, si du moins, répliqua Socrate, c’est à la manière du jour qui, restant un et identique, se trouve en plusieurs endroits en même temps et n’en est pour si peu distinct de lui-même. Et si c’était ainsi que chacune des Formes se trouvait en même temps une et identique en toutes choses ?
Platon, Parménide, 131b
Le culte du chêne
Vers la fin de la première partie des Remarques sur le Rameau d’or de Frazer, rédigée au début des années 1930, Wittgenstein livre un développement énigmatique sur le culte voué au chêne par certains peuples.
« Ce ne peut avoir été un motif de peu de valeur, autrement dit ce ne peut pas du tout avoir été un motif, qui a conduit certaines races humaines à vénérer le chêne, mais seulement le fait qu’elles vivaient avec lui en symbiose ; ce n’est donc pas par choix : ils sont nés ensemble, comme le chien et la puce. (Si les puces élaboraient un rite, il se rapporterait au chien.) »1Remarques sur le Rameau d’or de Frazer, trad. J. Lacoste, in L. Wittgenstein, Mythe et langage, Remarques sur Le Rameau d’or, Paris, Éditions la Tempête, 2025, p. 29
Afin d’expliquer le fait que certains peuples vouent un culte au chêne, Wittgenstein invoque l’union naturelle de ces peuples avec le chêne, leur symbiose ou plus littéralement « communauté de vie » (Lebensgemeinschaft). Cette notion n’est pas sans rappeler celle de forme de vie (Lebensform). On pourrait presque dire que les humains et le chêne ont une forme de vie en partage, que leur communauté de vie est une forme de vie commune. C’est pourquoi le culte du chêne ne saurait procéder d’un choix motivé ou raisonné : il est une donnée presque naturelle.
En quoi consiste une telle forme de vie commune entre l’humain et le végétal ? On peut s’en faire une idée en lisant les pages que Frazer – que Wittgenstein commente ici directement, sans toutefois le citer – a écrites à ce sujet :
« Nous avons vu que, longtemps avant l’aube de l’histoire, l’Europe était couverte de vastes forêts primitives, et ceci doit avoir exercé une profonde influence sur la pensée ainsi que sur la vie de nos rudes ancêtres qui vivaient dispersés dans la morne obscurité de la forêt ou dans les clairières ou les endroits défrichés. Or, de tous les arbres qui composaient ces bois, le chêne paraît avoir été le plus commun et le plus utiles. La preuve en est fournie en partie par les écrits des auteurs classiques, en partie par les vestiges d’anciens villages construits sur pilotis sur les lacs et les marais, et en partie par les forêts de chênes qu’on a trouvées ensevelies dans les tourbières. […] D’après ce qui précède nous pouvons conclure que les Aryens primitifs d’Europe vivaient dans les bois de chênes, se servaient de branches de chêne pour alimenter leurs feux, de bois de chêne pour construire leurs maisons, leurs routes, leurs canots et que les glands formaient la nourriture de leurs porcs et, en partie, de la leur. Quoi d’étonnant donc, que cet arbre dont ils recevaient tant de bienfaits jouât un rôle important dans leur religion, et fût investi d’un caractère sacré ? »2J. G. Frazer, Le roi magicien dans la société primitive, in Le Rameau d’Or, trad. P. Sayn,, Paris, Robert Laffont, 1981, p. 457-461.
La forêt et plus particulièrement les chênes constituent l’environnement des anciens peuples européens, dans lequel ils ont puisé une très grande partie de leurs ressources. Il semblerait que la vie de ces peuples s’organise presque intégralement autour du chêne. C’est la raison pour laquelle cet arbre revêt un caractère sacré dans leurs croyances religieuses.
Wittgenstein compare le rapport de l’être humain et du chêne à celui de la puce et du chien. Le chien n’est pas un animal pour la puce, mais un milieu de vie – ce que le biologiste Jakob Von Uexküll appelle un Umwelt, un monde environnant3 DJ. Von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, trad. Ph. Muller, Paris, Éditions Denoël, 1965 . Dans une analyse célèbre, il montre que le monde de la tique est constitué de trois stimuli : un stimulus olfactif qui lui permet de sentir le mammifère sur lequel elle va se laisser tomber depuis un arbre, un stimulus tactile qui lui indique un endroit sans poils où elle pourra perforer la peau et un stimulus de température qui lui permet d’identifier le sang chaud dont elle va se nourrir. Plus précisément, le monde de la tique n’est constitué que de ces trois signaux et la vie de la tique ne consiste qu’en ces trois actions. Le concept d’Umwelt désigne cette intrication entre un monde propre et une forme de vie particulière. De la même façon, Wittgenstein semble dire, sans plus de détails, que le chien constitue le monde de la puce. Si donc les puces avaient des rites, ils concerneraient les chiens – non pas à titre d’objets vénérés pour ce qu’ils sont, mais parce que les puces entretiennent un lien symbiotique avec les chiens. Il en va de même des humains et des chênes.
La thèse implicite de Wittgenstein est donc que les rites concernent le monde. Plus exactement, qu’ils concernent l’articulation d’une forme de vie – celle de la puce ou de l’humain – et du monde dans lequel elle vit – le chien ou le chêne.
À bien y regarder, l’argument n’est cependant pas très rigoureux. La comparaison avec les puces et le chien sert à mettre en évidence la forme de vie commune entre les humains et le chêne. Les humains vivraient dans les forêts de chênes comme les puces vivent dans les chiens, de façon à la fois parasitaire et symbiotique. Cela expliquerait pourquoi les rites humains concernent les chênes. Si les puces avaient des rites, ils se rapporteraient au chien – or les puces n’ont pas de rites, à ce qu’on sache. L’analogie est boiteuse.
L’argument est d’autant plus étonnant que Wittgenstein semble ici reprendre à la lettre l’explication que Frazer donne du culte du chêne – alors que toute son entreprise consiste à corriger la lecture ethnocentriste des rites proposée par Frazer. Quel est donc le sens de la remarque de Wittgenstein ?
Alors qu’on aimerait que la suite du texte nous apporte quelques précisions, celles-ci en rendent la lecture encore plus obscure.
« On pourrait dire que ce n’est pas leur réunion (celle du chêne et de l’homme) qui a fourni l’occasion de ces rites, mais au contraire, en un certain sens, leur séparation.
L’éveil de l’intellect en effet s’effectue par une séparation d’avec le sol originaire, d’avec le fondement originel de la vie. (La naissance du choix.)
(La forme de l’esprit qui s’éveille est l’adoration.) »4L. Wittgenstein, Remarques sur le Rameau d’or de Frazer, op. cit., p. 29.
En effet, Wittgenstein semble prendre le contre-pied de ce qu’il a affirmé plus tôt – et ce à double titre. Premièrement, ce n’est pas l’union entre le chêne et l’être humain qui est à l’origine du rite, mais leur séparation. C’est-à-dire une séparation de la vie d’avec son sol (Boden) ou son fondement originel (ursprünglich Grundlage). Deuxièmement, cette séparation inaugure l’éveil de l’intellect et la naissance du choix. C’est donc finalement par un choix que semble se former le culte du chêne. C’est-à-dire par la mise à distance intellectuelle d’un objet plutôt que par l’immersion totale dans un monde.
À cela il faudrait ajouter que l’explication proposée par Wittgenstein paraît être tout bonnement évolutionniste : l’adoration, qui se traduit dans le comportement rituel, constituerait la forme primitive de l’intelligence humaine, la première mise à distance du monde, la naissance de la vie de l’esprit. Il serait donc en train de reconduire la vision ethnocentriste de Frazer – selon laquelle les croyances des « primitifs » ou des « sauvages » seraient des formes inférieures de connaissance et de pensée – qu’il critique par ailleurs férocement tout au long de ses Remarques.
Il serait évidemment naïf de penser que Wittgenstein se contredit de façon aussi grossière à quelques lignes d’écart dans un même texte. Il faut donc tenter de réduire cette apparente contradiction et chercher à comprendre ce que signifie cette séparation d’avec le fondement de la vie dont l’activité rituelle semble témoigner.
Sans fondement
Les spécialistes ne s’attardent pas vraiment sur les difficultés que pose ce passage des Remarques sur le Rameau d’or5 Cf. B. R. Clack, Wittgenstein, Frazer and religion, New York, St Martin’s Press, 1999, p. 156-161 ; C. Rofena, Wittgenstein e l’errore di Frazer, Etica morfologica ed estetica antropologica, Milano-Udine, Mimesis, 2011, p. 227-229 ; G. da Col, S. Palmié, éd., The mythology in our langage, Remarks on Frazer’s Golden Bough, Chicago, Hau Books, 2018, p. 97, 105-106, 170-172.. Dans son livre sur le formes de vie chez Wittgenstein, David Kishik tente de l’expliquer en le rapprochant de façon suggestive de certaines propositions du traité De la certitude, écrit entre 1949 et 1951 6Cf. D. Kishik, Wittgenstein’s forms of life, To imagine a form of life, I, New York-Londres, Continuum, 2008, p. 116-118..
« Comme si la justification n’avait pas une fin quelque part. Mais cette fin n’est pas une présupposition non fondée : c’est une manière d’agir non fondée. »
« La difficulté, c’est de se rendre compte du manque de fondement de nos croyances. »
« Si le vrai est ce qui est fondé, alors le fondement n’est pas vrai, ou faux. »
« Au fondement de la croyance bien fondée est une croyance non fondée. »7L. Wittgenstein, De la certitude, 110, 166, 205, 253, trad. D. Moyal-Sharrock, Paris, Gallimard, 2006, p. 45, 59, 67, 78.
La certitude absolue n’est pas celle qui s’appuie sur des preuves et des démonstrations, mais celle qui se tient au-delà de toute justification. Car il y a des choses dont on est certain sans avoir besoin de s’en convaincre, sans qu’il soit même possible de le faire. On pourrait dire de ce genre de certitudes qu’elles sont ni vraies ni fausses, dans la mesure où c’est sur elles que s’établit la possibilité du vrai – et donc du faux. Par exemple, que ceci est ma main, que la Terre existe, que les choses ne disparaissent pas quand je ferme les yeux. Toutes ces choses sont indémontrables en ce qu’elles ne peuvent faire l’objet d’une démonstration. Elles sont présupposées par toute démonstration possible. En ce sens elles fondent la possibilité même de la vérité. À proprement parler, elles ne sauraient même pas faire l’objet d’un savoir. Ce n’est pas de la même façon que je sais que la Terre existe et que je sais qu’elle tourne autour du Soleil : cette dernière certitude relève d’une connaissance scientifique alors que la première est de l’ordre d’une croyance primitive, inquestionnée et en un sens inquestionnable. On pourrait donc aller jusqu’à dire qu’on ne sait même pas ce dont on est absolument sûr, au sens où on ne le sait pas d’un savoir démonstratif mais aussi au sens où parfois on n’est même pas au courant qu’on le sait. Saviez-vous que vous étiez en vie et que vous y croyiez ?
Ce genre de vérités, de certitudes, de croyances – qu’on les appelle comme on voudra – n’a pas de fondement (Grund). Si nous savons et croyons certaines choses qu’il n’y a pas besoin d’interroger, au point que nous n’avons même pas besoin de savoir qu’on les sait, c’est parce qu’elles relèvent davantage de la pratique que de la théorie. La « croyance non fondée (unbegründete Glaube) » consiste plutôt en une « manière d’agir non fondée (unbegründete Handlungsweise) ». Façon de dire qu’un jeu de langage est toujours lié à une forme de vie.
« Nos paroles acquièrent leur sens du reste de nos actions. »8L. Wittgenstein, De la certitude, 229, trad. D. Moyal-Sharrock, op. cit., p. 71.
Ce qui donne sens, en dernière instance, à ce que nous disons, à ce que nous croyons, à ce que nous savons, c’est ce que nous faisons. Il faut bien entendre ici que la pratique donne sens au langage, mais qu’elle ne le fonde pas. Elle ne constitue pas une justification ou une preuve, une nécessité ou un fondement. Il en va ainsi, la vie est comme ça, c’est tout.
« Mais n’est-ce pas l’expérience qui nous enseigne juger de la sorte, c’est-à-dire : nous enseigne qu’il est correct de juger de la sorte ? Mais comment l’expérience nous l’enseigne-t-elle ? Il nous est loisible de le tirer d’elle, mais l’expérience ne nous recommande pas de tirer d’elle quoi que ce soit. Est-elle un fondement (et non seulement la cause) de notre façon de juger ainsi, nous n’avons toujours pas de fondement pour le voir comme fondement. »9L. Wittgenstein, De la certitude, 130, trad. J. Fauve, Paris, Gallimard, 1965, p. 55.
Non seulement la vie aurait pu être différente, mais la façon dont nous faisons les choses et ce que nous tirons d’elle aussi auraient pu être autrement. Si l’expérience nous fait juger ainsi (so), cela est simplement la cause (Ursache) de ce que nous jugeons ainsi, mais pas le fondement (Grund). Par « cause » il faut entendre au sens le plus faible qu’une certaine façon de dire ou de faire appartient à une certaine expérience des choses – on mesure de telle façon parce que cela est commode, mais ce n’est absolument pas nécessaire de faire ainsi. En ce sens, l’expérience ne constitue pas un fondement. Il y a des formes de vie, des manières de faire, des styles de pensée.
Or c’est exactement ce que Wittgenstein avance à propos de l’anthropologie – et ce qu’il reproche à Frazer dans les Remarques sur le Rameau d’or. Alors que celui-ci cherche à expliquer les croyances, les rites et les coutumes des « sauvages » de façon rationnelle – c’est-à-dire en cherchant, toujours de façon ethnocentrée, la raison de l’irrationalité de ces croyances – Wittgenstein entend plutôt simplement décrire une forme de vie singulière, l’étaler sur toute sa surface afin de voir son sens et sa cohérence propres.
Je crois que l’entreprise même d’une explication est déjà un échec parce qu’on doit seulement rassembler correctement ce qu’on sait et ne rien ajouter, et la satisfaction qu’on s’efforce d’obtenir par l’explication se donne d’elle-même.
Et ici ce n’est absolument pas l’explication qui satisfait. Lorsque Frazer commence en nous racontant l’histoire du Roi de la Forêt de Némi, il le fait avec un ton qui indique que se passe ici quelque chose de remarquable et d’effrayant. Mais à la question : « pourquoi cela a-t-il lieu ? », on a véritablement répondu lorsqu’on dit : « parce que c’est effrayant ». C’est-à-dire, cela même qui nous apparaît, dans cet acte, effrayant, grandiose, sinistre, tragique, etc., rien moins que trivial et insignifiant, c’est cela qui a donné naissance à cet acte.
« On ne peut ici que décrire et dire : ainsi est la vie humaine.« 10L. Wittgenstein, Remarques sur le Rameau d’or de Frazer, op. cit., p. 13.
L’histoire du roi de la forêt de Némi constitue le point de départ du Rameau d’or : il existait à l’époque romaine un sanctuaire dédié à Diane, près du lac de Némi dans les monts Albains, dans lequel l’accession au rang de prêtre, ou « Roi du Bois », se faisait par la mise à mort de l’ancien prêtre par le nouveau, qui devait préalablement casser une branche de l’arbre situé dans l’enceinte sacrée. C’est pour expliquer ce rite que Frazer a écrit son œuvre monumentale. À cette entreprise herméneutique grandiose Wittgenstein oppose la sobriété et la modestie de la simple description. Il suffirait d’observer que le rite est effrayant pour comprendre de quoi il est fondamentalement question en lui, ce qu’il exprime – à savoir, « la majesté de la mort »11Ibid., p. 14. . La description suffit, l’explication en dit déjà trop – en témoignent les préjugés ethnocentristes et bourgeois de Frazer 12 Cf. B. Gizard, « À quoi joue l’anthropologie ? Ou Wittgenstein contre la bourgeoisie », in Mythe et langage, Remarques sur Le Rameau d’or, Paris, Éditions la Tempête, 2025, p. 129-155 (en particulier 138-141).. Encore une fois, « ainsi est la vie ».
Il en va de même pour le culte du chêne : il n’y a pas à en chercher l’explication dans une quelconque raison ou un quelconque fondement (Grund), sinon dans la communauté de vie entre l’humain et le chêne. Celle-ci toutefois n’en constitue pas le fondement, mais elle apparaît plutôt comme une « manière non fondée d’agir ». Que cette manière de faire ne soit pas fondée ne signifie pas qu’elle n’a aucun sens. Au contraire, elle n’a que cela, du sens. Pour le comprendre, il faut la réinscrire dans son contexte, dans la forme de vie à laquelle elle appartient – et se garder de considérer la vie comme le fondement de quoi que ce soit.
Certes, mais comment expliquer alors que Wittgenstein ne s’en tienne pas à l’argument de l’union entre l’humain et l’arbre dans une forme de vie commune, puisque c’est bien cela qui donne sa cohérence et sa signification au rite ? Pourquoi précise-t-il que c’est plutôt dans leur séparation que naît le rite ? Dans la séparation d’avec le sol (Boden) et le fondement (Grundlage) de la vie ? Il semble que nous avons fait un tour sur nous-mêmes et que nous revenons à notre question de départ. En suivant la suggestion de Kishik selon laquelle la vie ne constitue pas un fondement métaphysique profond ou transcendant (a metaphysical ground that lies deep down or up high), on peut cependant formuler une hypothèse : seule la séparation de la vie d’avec son propre fondement permet d’accéder au sens réel d’une forme de vie commune. Autrement dit, seule l’anarchie de la vie – littéralement son absence de fondement – permet de comprendre sa dimension commune. C’est peut-être ce qui s’exprime dans cette image architecturale :
« Je suis arrivé au socle de mes convictions.
Et de ce mur de fondation on pourrait presque dire qu’il est supporté par la maison tout entière. »13L. Wittgenstein, De la certitude, 248, trad. D. Moyal-Sharrock, op. cit., p. 77..
Un mur de fondation (Grundmauer) est un mur qui soutient la charge du plancher. Il se tient donc littéralement sous le socle ou le sol (Boden), il est cela même qui le fait tenir. Wittgenstein était architecte de formation14Cf. C. Poisson, dir., Penser, dessiner, construire. Wittgenstein et l’architecture, Paris, Éditions de l’Éclat, 2007.. Il savait bien qu’en matière de construction, cela n’a aucun sens de dire que le mur de fondation est supporté par la maison. Pourtant, pour ce qui concerne les convictions, il essaie de penser métaphoriquement un tel renversement – un sol qui se dérobe, un fondement qui ne tient que grâce aux murs de la maison. C’est dire que l’anarchie de la vie exige une tout autre architecture de la pensée.
Vivre comme une taupe
En 1937, à l’époque où il commence la rédaction des Recherches philosophiques – le livre qui consacre l’usage du concept de forme de vie – Wittgenstein écrit quelque part dans ses notes :
« La solution du problème que tu vois dans la vie, c’est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème.
Que la vie soit problématique, cela veut dire que ta vie ne s’accorde pas à la forme du vivre. Il faut alors que tu changes ta vie, et si elle s’accorde à une telle forme, ce qui fait problème disparaîtra.»15L. Wittgenstein, Remarques mêlées, trad. G. Granel, Paris, GF Flammarion, 2002, p. 84-85.
Bien qu’il s’agisse du début de la période dite du « second Wittgenstein », ce dernier semble prolonger un thème fort du Tractatus logico-philosophicus, son ouvrage de 1921. Il reprend presque littéralement la proposition 6.521 du Tractatus :
« La solution du problème de la vie, on la remarque à la disparition de ce problème.
(Cela n’est-il pas la raison pour laquelle des hommes pour qui le sens de la vie est devenu clair au terme de longs doutes n’ont pas pu dire en quoi ce sens consistait.) »16L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, trad. C. Chauviré et S. Plaud, Paris, GF Flammarion, 2021, p. 227.
Cependant l’explication qu’il en donne diffère un peu de la ligne du Tractatus. En effet, ce dernier s’achève sur l’idée que l’éthique est par principe indicible – la proposition 6.421 énonce littéralement que l’éthique ne se laisse pas exprimer et la remarque entre parenthèses confirme que ce qui touche au sens de la vie ne saurait être dit 17Cf. P. Hadot, Wittgenstein et les limites du langage, Paris, Vrin, 2004..
Lorsqu’il reprend la question en 1937, Wittgenstein articule explicitement la solution du problème de la vie à la question de la manière de vivre. Cette dernière n’est plus abandonnée au silence, mais fait l’objet d’un discours minimal. Il ne s’agit certes pas de régler le problème de façon théorique, mais de lui donner une expression relativement claire et simple. Bien que la solution du problème de la vie ne se trouve nulle part ailleurs que dans la vie – surtout pas dans une pensée qui la contemplerait de haut – il ne paraît plus impossible d’en dire quelque chose de concret, qui ne soit pas un pur verbiage ou un non-sens absolu. En une simple remarque se trouve ainsi surmonté le hiatus infranchissable entre la transcendance des valeurs morales et l’immanence de la vie. Le problème de l’éthique, c’est tout simplement celui de l’ethos, c’est-à-dire de la forme de vie.
Le caractère problématique de la vie tient à un désaccord entre la vie (Leben) et la forme du vivre (Form des Lebens). Que signifie un tel désaccord ? Y aurait-t-il une forme unique de la vie, à laquelle toute vie devrait s’accorder – par exemple ce que la tradition philosophique a appelé la vie bonne, la vie qui vaut la peine d’être vécue ?
On peut tenir avec le Tractatus – et plus encore avec la Conférence sur l’éthique de 1929 – qu’un idéal de vie ne saurait exister sous la forme d’une valeur morale absolue ou d’un modèle universel.
« La bonne route est la route qui conduit à une destination qui a été déterminée au préalable pour telle ou telle raison contingente, et il est tout à fait clair pour nous tous qu’il n’y a pas de sens à parler de bonne route indépendamment d’une destination déterminée au préalable de ce genre. Voyons maintenant ce que nous pourrions possiblement entendre par l’expression » la route absolument bonne « . Il s’agirait, je pense, de la route que chacun, sitôt aperçue, aurait à emprunter par nécessité logique, faute de quoi il en concevrait de la honte« 18L. Wittgenstein, Conférence sur l’éthique, in De la certitude, suivi de Conférence sur l’éthique, trad. F. Joly, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2005, p. 157..
On comprend bien ce qu’est la bonne route pour aller quelque part, mais la bonne route dans l’absolu, on voit mal ce que cela pourrait vouloir dire. La route qu’il faudrait emprunter dans tous les cas ? Où mènerait-elle ? Il apparaît clairement que le mot « bon » n’a qu’une signification relative, mais que sa signification absolue, morale, demeure tout à fait opaque. De même qu’on ne voit pas ce que serait la route absolument bonne, on ne sait pas ce qu’est la vie absolument bonne.
Il faut donc retenir une autre interprétation de la « forme du vivre ». La problème de la vie relèverait plutôt d’un désaccord interne, d’une non-coïncidence à soi de la vie. De même qu’il arrive de se sentir « à côté de ses pompes », il est possible de vivre à côté de sa vie. Non pas tant au sens de passer à côté de son destin, que, plus simplement, être à distance de soi, ne pas se reconnaître dans ce que l’on est, sentir que quelque chose n’est pas juste. C’est cela, n’être pas en accord avec la forme du vivre. Cela arrive aussi bien à celui qui ne fait rien de sa vie par manque d’ambition qu’à celle qui passe sa vie à courir après son idéal. Car cela ne tient à aucun critère objectif, mais relève d’une disposition en nous.
Alors à quoi se reconnaissent la forme du vivre et la conformité à elle ? La suite de la remarque donne une réponse surprenante :
« Mais n’avons-nous pas le sentiment que celui qui ne voit pas là de problème est aveugle à quelque chose d’important ? Voire à ce qu’il y a de plus important ? Ne suis-je pas tenté de dire qu’il vit sans but – et justement « aveuglément », un peu comme une taupe, et que si seulement il pouvait voir, alors il verrait le problème ?
Ou ne dois-je pas dire que celui qui vit bien ne ressent pas le problème comme quelque chose d’affligeant, et donc non plus comme problématique, mais plutôt comme une joie – quelque chose de semblable à un éther lumineux autour de sa vie, et non à un arrière-plan douteux.« 19L. Wittgenstein, Remarques mêlées, op. cit., p. 84-85.?
La solution au problème consiste à le faire disparaître. Qu’en est-il cependant de quelqu’un qui ne le verrait tout simplement pas ? On dirait de lui qu’il vit de façon aveugle, comme une taupe – en quelque sorte anesthésié au problème de la vie, mais donc aussi, au sens de la vie. Quelque chose entre l’idiot heureux et le type insupportable pour qui tout va tout le temps très bien.
Or il faut bien distinguer celui qui vit sans but de celui qui vit bien. Là où le premier n’aperçoit pas le problème, le second n’y est pas insensible, mais plutôt que de s’en affliger, il le ressent avec joie. Le problème ne prend plus la forme d’un arrière-plan (Hintergrund) sombre mais celle d’un éther lumineux dans lequel baigne sa vie.
Quel est le sens de cette distinction ? Le problème n’est problématique que pour autant qu’il est cause d’affliction, qu’il constitue pour la vie un arrière-plan rempli de doutes, mais il peut aussi exister comme quelque chose qui jette sur la vie plus de clarté et de lumière. En effet, d’une part il y a le problème qu’on devine derrière la mine renfrognée et les tics nerveux de telle personne, dont on se dit qu’elle a sûrement un problème, d’autre part il y a ce qu’on identifie plus ou moins précisément chez telle autre personne comme étant le problème de sa vie, celui autour duquel elle n’a cessé de tourner et qui donne sens à tout ce qu’elle a vécu. Ce sont deux aspects très différents du problème de la vie. L’enjeu est donc de le faire disparaître dans ce qu’il a de problématique, non pas en l’ignorant, mais en le posant autrement.
Car ne pas voir le problème, ce serait risquer de se rendre aveugle à ce qui est important (wichtig), voire à ce qu’il y a de plus important dans la vie. Trouver une manière de vivre qui fasse disparaître le problème, c’est trouver une manière de vivre qui s’accorde à la forme du vivre. Dans un tel accord s’opère une transformation du problème, qui passe de l’arrière-plan incertain (fraglicher Hintergrund) à l’éther qui environne la vie (Äther um Leben). C’est ainsi qu’apparaît à une vie ce qu’il y a de plus important en elle. À ceci près que la forme du vivre ne constitue pas un idéal qu’il serait donné de contempler pour s’y conformer. L’accord est bien plutôt ce changement dans la manière de vivre et la forme de la vie ce à quoi elle ressemblerait si, par ce mystérieux changement, ce qui pose problème en elle devenait ce qui l’éclaire.
L’image du monde
Qu’y a-t-il à l’arrière-plan d’une vie ? Un monde. En effet, toute vie se déroule dans un monde, qu’il s’agisse d’une forêt de chênes ou d’une grande métropole, qu’on soit sur la Terre ou sur la Lune.
« Mais mon image du monde, je n’en dispose pas parce que je me suis convaincu de sa justesse ; ou alors parce que je suis convaincu de sa justesse. C’est qu’elle est l’arrière-plan dont j’ai hérité, sur lequel je distingue le vrai et le faux« 20L. Wittgenstein, De la certitude, 94, in De la certitude, suivi de Conférence sur l’éthique, op. cit., p. 31..
L’image du monde (Weltbild) ne fait pas l’objet d’une conviction ou d’une connaissance. On n’en considère pas la justesse ou l’exactitude (Richtigkeit). Au contraire, elle est l’arrière-plan ou la toile de fond (Hintergrund) à partir de laquelle on peut distinguer le vrai et le faux. En ce sens, l’image que l’on se fait du monde relève d’une croyance non fondée. Le monde en tant que tel n’est jamais donné comme objet de connaissance ou de savoir, mais comme un fond, à partir duquel les choses sont connaissables. Le monde n’est jamais devant, mais toujours derrière nous.
Il n’est cependant pas impossible de parler du monde, de dire quelque chose de l’image du monde.
« Les énoncés qui décrivent cette image du monde pourraient relever d’une sorte de mythologie. Et leur rôle est semblable à celui des règles d’un jeu ; et on peut aussi apprendre le jeu de façon purement pratique, sans règles explicites.« 21 Ibid., 95, op. cit., p. 31..
Les énoncés qui décrivent l’image du monde ne sont pas empiriques, mais « mythologiques ». Le terme de « mythologie » ne saurait désigner ici quelque chose de l’ordre du faux. Le mythe provient d’avant la distinction du vrai et du faux, il raconte l’origine du monde sur un mode qui n’est pas rationnel ou scientifique – comme le fait la Théogonie d’Hésiode. Quand Wittgenstein dit que les propositions qui décrivent l’image du monde renvoient à une sorte de mythologie (Art Mythologie), il renvoie à cette dimension là : au fait que ces propositions n’ont aucune valeur de vérité car elles ne décrivent pas des choses du monde, mais le monde lui-même dans l’image que nous nous en faisons. Ce n’est cependant pas la forme littéraire de la mythologie qui intéresse Wittgenstein ici – le récit cosmogonique – mais sa forme logique pour ainsi dire.
Les propositions mythologiques sont comme les règles d’un jeu. La mythologie, à proprement parler, ne dit rien sur le monde, mais dessine le cadre dans lequel il est possible de dire quelque chose du monde. Les énoncés de la mythologie sont des règles d’usage du langage : des propositions telles que « ceci est ma main », « la Terre existe depuis longtemps », « ceci est un arbre », « je ne suis jamais allé sur la Lune », sont implicitement présupposées par nos usages linguistiques et c’est la certitude à leur sujet qui permet qu’on se comprenne, qu’on se raconte des histoires, qu’on se fasse confiance ou qu’on se méfie, qu’on apprenne des choses, etc. « Toute une mythologie est déposée dans notre langage »22L. Wittgenstein, Remarques sur le Rameau d’or de Frazer, op. cit., p. 25.. Cette mythologie, c’est la grammaire même de notre langage. Non pas au sens d’un système de conventions linguistiques, mais d’un ensemble plus ou moins délimité d’énoncés inquestionnables, voire informulables, à partir desquels il est possible de former d’autres énoncés. À la limite, ces énoncés constituent des règles purement pratiques (rein praktisch), qui n’ont même pas besoin d’être explicitées (ausgesprochene) pour être suivies. Elles sont immédiatement comprises dans nos usages.
Une mythologie ne se referme pas nécessairement en un corps d’énoncés définitifs, par exemple un récit sur le monde. Au contraire, c’est un ensemble ouvert et fluant.
« On pourrait imaginer que certains énoncés ayant la forme d’énoncés empiriques se solidifient et fassent office de canal pour les énoncés empiriques non solidifiés, fluides ; et que ce rapport se transforme avec le temps, les énoncés fluides se solidifiant et les énoncés solidifiés se fluidifiant.
La mythologie peut se retrouver de nouveau à l’état de flux, le lit de rivière des pensées peut se déplacer. Mais je distingue entre le mouvement de l’eau dans le lit de rivière et le déplacement de ce dernier ; bien qu’il n’y ait pas une nette distinction entre les deux« 23L. Wittgenstein, De la certitude, 96-97, op. cit., p. 31..
Pour décrire la logique des propositions mythologique, Wittgenstein utilise une métaphore hydraulique. Il y a des énoncés solides – mythologiques ou régulatifs – et des énoncés liquides – empiriques. Les premiers dessinent l’image générale du monde, les seconds en font la description concrète et particulière. Cette partition n’est cependant pas fixe : des énoncés fluides peuvent se solidifier et des énoncés solides se fluidifier. Plutôt que deux catégories d’énoncés, il y a deux états différents de la matière linguistique. Ou encore, un cours d’eau dans le lit d’une rivière. Le lit est l’espace occupé par le cours d’eau, on peut le tracer, le mesurer, mais il est intrinsèquement lié au mouvement de l’eau, au point qu’il peut lui aussi se déplacer. De même qu’il n’y a pas de distinction nette entre le mouvement de l’eau et l’espace qu’il occupe, il n’y en a pas non plus entre la description empirique du monde et ses conditions de possibilité logiques.
Pour le dire techniquement, « le même énoncé peut être traité tantôt comme quelque chose qui se vérifie par l’expérience tantôt comme une règle de vérification »24 Ibid., p. 31-32.. Par exemple, l’énoncé « la Terre tourne ». Il paraît évident aujourd’hui que le mouvement de la Terre constitue une donnée empirique qu’on peut observer, mesurer, calculer. Or cet énoncé, lorsqu’il fut avancé par Copernic et marmonné par Galilée dans sa barbe devant les juges du tribunal de l’Inquisition à la fin de son procès, ne constituait absolument pas une description ou une observation. Il a été discuté presque comme un dogme. Copernic l’avait formulé comme une hypothèse qui permettait de simplifier les calculs astronomiques et lorsque Galilée l’a répété, il a perçu que l’enjeu n’était rien moins que le passage d’un monde à un autre, du système géocentrique de Ptolémée au système héliocentrique25 Cf. N. Copernic, Des révolutions des orbes célestes, trad. A. Koyré, Paris, Félix Alcan, 1934 ; Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, trad. R. Fréreux, Paris, Seuil, 1992 ; P. Duhem, Sozein ta phainomena, Essai sur la théorie physique de Platon à Galilée, Paris, Vrin, 1990.. « L’énoncé « la Terre tourne » appartient aussi bien à l’image du monde moderne qu’au discours de la science sur le monde. C’est affaire de point de vue. Il en va de même d’un énoncé comme « la Terre est un être vivant.»26Cf. J. Lovelock, La Terre est un être vivant. L’hypothèse Gaïa, trad. P. Couturiau, C. Rollinat, Paris, Flammarion, 1990..
La réversibilité entre les propositions fluides et solides, entre le niveau empirique et le niveau mythologique, entre le monde et son image, enveloppe la possibilité d’un changement de l’image du monde.
« Des hommes ont cru qu’ils pouvaient faire pleuvoir ; ne pourrait-on élever un roi dans la croyance que le monde a commencé avec lui ? Et si Moore et ce roi se rencontraient un jour et discutaient, Moore serait-il en mesure de lui prouver que c’est réellement sa croyance à lui qui est la bonne ? Je ne dis pas que Moore ne pourrait pas convertir le roi à son point de vue, mais ce serait une conversion d’un genre spécial : le roi serait amené à voir le monde autrement.« 27L. Wittgenstein, De la certitude, 92, trad. D. Moyal-Sharrock, op. cit., p. 39-40..
Dans la fiction anthropologique de Wittgenstein, un philosophe essaie de convaincre un roi que le monde n’a pas commencé avec lui. Une telle entreprise ne peut pas passer par une argumentation ou une démonstration, car le philosophe et le roi ne partagent pas la même grammaire, les mêmes conditions de vérification des énoncés. Il n’est cependant pas exclu que le roi change de point de vue sur les choses, mais alors il ne s’agirait pas là d’une conviction, mais d’une conversion. Le roi ne serait pas amené à comprendre quelque chose, mais à voir le monde autrement – il changerait littéralement d’image du monde. Il n’est donc pas exclu qu’un échange verbal ne porte pas sur les choses, mais sur les règles tacites de l’échange, sur la grammaire elle-même. Dans un tel échange, ce ne sont plus des opinions qui se confrontent à l’aune de la vérité, mais des vérités discordantes qui se mesurent les unes aux autres et des mondes qui s’entrechoquent. Peut-être que nos débats les plus insolubles sont de ce genre.
L’image du monde est la toile de fond (Hintergrund) de la vie, de ses certitudes profondes et des ses grandes orientations. Si elle s’énonce, c’est avant tout dans la mythologie implicite à tout langage – car tout discours sur l’image du monde est un mythe. En cela il est moins mensonger que dépourvu de vérité. Vouloir le rassembler dans une mythologie – qu’elle soit littéraire ou scientifique – reviendrait à le couper de la vie pour qu’il lui serve de fondement (Grund). Or ce qui est à l’arrière-plan (Hintergrund) peut toujours passer au premier plan et inversement. La vie ne cesse de façonner le monde en s’arrachant et en revenant à lui.
Si les puces avaient des mythes, ils concerneraient les chiens – mais sait-on seulement à quoi ressemble un chien du point de vue d’une puce ?
Animal rituel
Il est possible que les puces aient des rites. Après tout l’éthologie, notamment avec Tinbergen et Lorenz dans les années 1960, a mis en évidence des comportements rituels chez les animaux. Dans une étude pionnière de 1914 sur la parade nuptiale du grèbe huppé, Julian Huxley décrit ce qu’il nomme un processus de « ritualisation » :
« J’entends le changement graduel d’une action utile en un symbole puis en un rituel : ou pour le dire autrement, le changement par lequel la même action qui servait directement un but défini en vient à ne le servir qu’indirectement (symboliquement), puis plus du tout.« 28 J. S. Huxley, « The courtship-habits of the great crested grebe (podiceps cristatus) with an addition to the theory of sexual selection », in Proceedings of the general meeting for scientific business of the Zoological Society of London, 35, 1914, p. 491-562 (506) (nous traduisons). Cf. J. S. Huxley, dir., Le comportement rituel chez l’homme et l’animal, trad. P. Vielhomme, Paris, Gallimard, 1971..
À son plus haut degré, la ritualisation du comportement le vide complètement de son utilité pratique pour le porter à une dimension purement expressive – ainsi, dans le cas du grèbe, la posture copulatoire passive de la femelle ne sert plus directement la copulation, mais devient en premier lieu le signe de la disposition à copuler (symbolisation), voire enfin une simple expression du désir sexuel distribuée aussi bien chez les mâles et les femelles (ritualisation). La ritualisation est donc la soustraction d’un comportement ou d’une séquence d’actions à sa fonction biologique et utilitaire pour lui faire jouer un rôle purement symbolique et expressif, par-delà toute utilité immédiate.
Revenons à Wittgenstein. Son hypothèse n’est pas que les puces ont des rites, mais que si les puces avaient des rites, ceux-ci concerneraient les chiens. Or, selon toute vraisemblance, les puces n’ont pas de rites. C’est cela qui fait tout l’intérêt de la remarque entre parenthèses. Les puces sont dans une relation purement parasitaire et immédiatement symbiotique avec le chien, alors que les êtres humains entretiennent un rapport rituel avec les chênes. Certes, ce rapport procède d’une communauté de vie entre l’humain et l’arbre, mais il n’est pas cantonné dans l’immédiateté ou l’organicité d’une symbiose.
« Quand on considère la vie et le comportement des hommes sur la Terre, on s’aperçoit qu’ils exécutent, en dehors des actes que l’on pourrait appeler animaux, comme l’absorption de nourriture, etc., des actes revêtus d’un caractère spécifique que l’on pourrait appeler des actes rituels. »29L. Wittgenstein, Remarques sur le Rameau d’or de Frazer, op. cit., 2025, p. 20..
Autrement dit : « l’homme est un animal cérémoniel (zeremonielles Tier) »30 Ibid., p. 20.. Cela signifie-t-il que le caractère cérémoniel constitue une différence qui marque la spécificité de l’humain par rapport aux autre animaux ? Si c’était la thèse de Wittgenstein, l’éthologie lui donnerait tort. Les animaux aussi ont des comportements rituels. Or ces comportement ne se distinguent pas en nature des comportements biologiques, mais consistent plutôt à les déplacer. Quand Wittgenstein dit que l’être humain ne fait pas qu’absorber de la nourriture, mais exécute aussi des actes rituels, il ne précise pas si ces actes sont fondamentalement différents. En quoi pourraient-ils consister ? Par exemple, comme en témoignent de nombreuses pratiques rituelles, en l’absorption de nourriture. La question est alors de savoir ce que l’acte rituel déplace dans le comportement animal.
Quand il aborde le domaine du langage et de la rationalité, la stratégie de Wittgenstein consiste souvent à les réduire à des réalités naturelles ou à des comportements animaux.
« Donner des ordres, poser des questions, raconter, bavarder, tout cela fait partie de notre histoire naturelle, tout comme marcher, manger, boire, jouer.« 31L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, §25, trad. F. Dastur, M. Élie, J.-L. Gautero, D. Janicaud, É. Rigal, Paris, Gallimard, 2004, p. 40..
« Je veux considérer l’homme ici comme animal ; comme un être primitif à qui l’on accorde l’instinct, mais non le raisonnement. […] Le langage n’émerge pas du raisonnement.« 32L. Wittgenstein, De la certitude, 475, trad. D. Moyal-Sharrock, op. cit., p. 134-135..
Il ne saurait donc être question de faire du langage le trait qui sépare l’humain de l’animal et la culture de la nature. Toutes les activités humaines, des plus primitives au plus élaborées, relèvent de son histoire naturelle, de sa nature profondément animale. C’est justement cette stratégie de naturalisation ou d’animalisation que sert le concept de forme de vie (Lebensform).
« Je veux voir cette certitude non comme quelque chose qui s’apparente à de la précipitation ou à de la superficialité, mais comme (une) forme de vie. […] Mais cela signifie bien que je veux la concevoir comme quelque chose qui se trouve en dehors de ce qui est justifié ou non justifié ; et donc, pour ainsi dire, comme quelque chose d’animal.« 33 Ibid., p. 104 .
La forme de vie est quelque chose d’animal, qui se tient par delà toute justification. En ce sens elle est absolument infondée et elle ne fonde absolument rien. La forme de la forme de vie est comme le ainsi de « ainsi va la vie ». Elle ne fait qu’indiquer ce qu’il en est de la façon dont un être se comporte habituellement, voit le monde, exprime les choses, parle aux autres, etc. L’animalité de la forme de vie humaine dont parle Wittgenstein n’a rien à voir avec une vie hors du langage et de la rationalité qui précéderait l’émergence de ces facultés et survivrait en elles ou en-dessous d’elles, malgré elles. Au contraire, elle est l’animalité de ces facultés elles-mêmes, c’est-à-dire le fait que le langage et la rationalité ne sont pas fondées en raison.
Rien donc ne se fonde ou ne se justifie dans une forme de vie. Si les puces ont des rites et qu’ils concernent les chiens – par hypothèse – c’est parce que les puces vivent en symbiose avec les chiens et que leur rite ne sauraient rien concerner d’autre que leur environnement vital et la façon dont elles y vivent. Si les êtres humains ont des rites qui concernent les chênes, c’est pour la même raison. À ceci près que les rites n’expriment l’union des êtres avec leur monde que pour autant qu’ils procèdent d’une séparation d’avec ce dans quoi ils s’originent. Ils déplacent quelque chose de la vie naturelle et originaire, qui se met à valoir hors de toute considération biologique pratique, sans pour autant changer de nature.
« Aucun phénomène, en effet, n’est en soi particulièrement mystérieux, mais n’importe lequel peut le devenir pour nous, et c’est précisément ce qui caractérise l’esprit humain à son éveil, qu’un phénomène devienne pour lui important.« 34 L. Wittgenstein, Remarques sur le Rameau d’or de Frazer, op. cit., p. 20..
On retrouve la formule employée plus haut : l’esprit qui s’éveille (erwachenden Geist). Compte tenu de ce qu’on a établi jusqu’à présent, on se gardera de considérer qu’il s’agit là d’une évolution de l’animal à l’humain ou du sauvage au civilisé. L’esprit qui s’éveille, c’est ce petit décalage de la vie par rapport à elle-même qui fait qu’elle accorde aux choses du mystère et de l’importance. Dans une traduction très littérale du texte, Gérard Granel rend l’adjectif bedeutend (important) par ayant « un sens » (Bedeutung)35Cf. L. Wittgenstein, Philosophica III, trad. J.-P. Cometti, G. Granel, É. Rigal, Mauvezin, T.E.R., 2001, p. 32 .
On considérera donc le rite comme une manifestation de l’esprit, que celui-ci soit animal, humain ou autre. Dans le rite, les phénomènes apparaissent à la lumière de leur sens ou de leur importance. On peut faire le parallèle avec la logique du mythe : dans la mythologie, les énoncés factuels ne portent plus sur le monde, mais sur son image, c’est-à-dire qu’ils cessent d’être empiriques et deviennent grammaticaux, servent de règles pour les autres énoncés. De même dans le rite, les actions ordinaires ne visent plus leur but pratique immédiat, mais révèlent l’importance ou des phénomènes qui les font agir. En ce sens, les opérations rituelles régulent le reste des actions ordinaires qu’elles accompagnent – donner naissance, faire l’amour, prendre un repas, faire la chasse, établir un domicile, donner la mort, rejoindre un groupe, etc – en rappelant leur importance.
La séparation (Trennung) dont parle Wittgenstein n’est donc pas non plus un événement ou un processus par lequel l’être humain aurait perdu la connexion immédiate avec son monde et qu’il chercherait à réparer symboliquement et nostalgiquement dans des rites. Ce qui s’exprime dans le rituel, c’est l’importance des choses. C’est-à-dire tout à la fois notre union à elles dans une communauté de vie et notre séparation d’avec elles dans la considération de leur mystère. Dire qu’une chose est importante, c’est avouer qu’elle n’est pas nécessaire mais assumer tout le poids de son existence sans pouvoir la justifier autrement. L’importance est l’insistance mystérieuse à être malgré l’absence de tout fondement nécessaire. L’importance du chêne pour l’être humain ne procède pas d’un choix – elle est donnée dans son monde et sa vie – mais face à l’existence de ce qui n’a pas d’autre raison d’être que le fait que c’est ainsi naît la possibilité du choix. En effet, ce qui est important, on peut choisir de l’ignorer ou de le reconnaître, de le négliger ou de le soigner. Ce n’est donc pas par choix que certains peuples ont voué un culte aux chênes, mais ce qu’ils ont choisi, c’est de leur vouer un culte. Parce que cela était important mais n’allait cependant pas de soi.
Des les rituels, la vie s’accorde à sa propre forme en assumant l’absence totale de fondement de ce qui la lie à son monde. Paradoxalement, ce n’est qu’en se séparant de cette toile de fond originaire qu’elle peut la faire apparaître comme ce qui fait sens pour elle – ce qu’il y a de plus mystérieux et de plus important.