Penser dans ce Monde

Qu'est-ce que penser maintenant ? Pourquoi cela semble si difficile, et est-ce seulement encore possible ? La réponse à cette première question détermine chez Kostas Axelos la possibilité même de la seconde, qui elle-même est certainement la présupposition de la question la plus importante et urgente qui soit : comment s'en sortir ?

Les textes ci-dessous sont un montage de l’introduction, de la conclusion, et de quelques réponses, d’un recueil d’Entretiens de Kostas Axelos publié en 1973 par les éditions Fata Morgana

 

Qu’as-tu vu dans ton exil ?
Disait à Spencer sa femme,
à Rome, à Vienne, à Pergame,
à Calcutta ? Rien !… fit-il…

Veux-tu découvrir le monde ?
Ferme tes yeux, Rosemonde.
Giraudoux

 

Aujourd’hui une des énigmes majeures qui s’impose en se dissimulant est celle de la platitude (marchant de pair avec l’ultrasophistication). La question est d’autant plus pressante que dans un monde qui «lui-même» et dont toutes les dimensions sont devenues problématiques, rien ne fait plus – n’est – problème, tout étant pris dans le jeu d’un réseau que très peu osent décrypter. Il ne s’agit, tout au plus, que d’une «meilleure» administration de ce qui est et se fait. Exploitation et oppression et lutte contre l’exploitation et l’oppression, pour différentes qu’elles puissent être, se meuvent sur le même plan. Qui est encore concerné par la lucidité suprême ? Presque personne. Ce qui doit se faire et se défaire – dans la pénombre – se fait et se défait. Comme il se doit. (Ironiquement ?). Les fondements de l’époque tremblent sur leurs bases et aucune critique ne peut les affermir ou les changer radicalement. Car ils s’appuient sur le non-fond. Suspendus épocalement, dans vide – rempli –, ils supporteront tant bien que mal l’organisation future qui prolongea le présent.

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Les pensées qui approchent à pas de colombe sont en revanche déjà là, elles commencent à être pensées dans et par le jeu du monde, mais, et elles disent pourquoi, elles ne peuvent pas encore être pensées par les autres. C’est pourquoi tu ne les vois pas. Elles sont même au-delà de toute évidence. Aucune révolution – et la révolution est l’appât de la réforme – ne peut jamais résoudre ni toutes les contradictions de ce qu’on appelle socialisme, ni celles de la philosophie occidentale, mère de l’homme occidental et du socialisme asiatique et oriental, en d’autres termes de la techno-structure de la civilisation techno-bureaucratique et techno-scientifique planétaire qui affronte, sans l’affronter, le spectre de sa faillite. Seule une pensée lente, précise et rigoureuse peut éclaire une expérience où s’engouffrent contradictions et idées – d’une manière non nécessairement dialectique. L’utopie est la forme dominante de l’idéologie réactionnaire (rétrograde) : même quand elle se veut de gauche. L’utopie contemporaine exprime le besoin infantile de sécurisation qui replonge dans les utopies du XIXe siècle ceux qui ne savent pas qu’ils sont déjà entrés dans le XXe et s’apprêtent à en sortir. Pour le besoin de la cause elle se déguise avec des défroques révolutionnaires surannées.

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Le but de la pensée est : penser. Quoi ? Cela. Ce qui se montre et se dérobe. Ce qui déborde les cadres. Ce que l’humanité mondiale – vivant d’ores et déjà la fin de l’homme – ne peut que refuser à penser, cherchant des certitudes établies ou une soi-disant nouvelle sécurité sociale et révolutionnaire. Est-il utile de préciser que penser va de pair avec expérimenter : individuellement et historico-mondialement ? Ceux – extrêmement rares – qui s’adonnent à cette pensée expérimentent que le monde à d’autres chats à fouetter. La pensée poétique et future, déjà énoncée, passe inaperçue et demeure impensée.

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Aujourd’hui comme hier toute pensée corrosive qui obéit à un appel d’air ne peut être qu’ironique (et «socratique») et non pas simplement critique (et «contestataire»). Une des tâches de la pensée consiste non pas à déployer historico-systématiquement un marxisme ouvert et critique mais d’ouvrir la perspective d’une pensée métamarxiste et métaphilosophique. L’ensemble des tâches de la pensée qui ne se réfugie ni dans le mutisme ni dans le bavardage ne peut se dérober au jeu du monde en son entier et en ses différentes dimensions. Aujourd’hui et demain aussi règnent et régneront sur les esprits la puissance et la faiblesse des trois déesses-mères, déesses-putains, matrices particulières et universelles des explications et des interprétations particulières et universelles. Elles règnent et régneront sur la scène visible du théâtre d’ombres et d’idées, d’idoles et d’idéologies et surtout au niveau des activités techno-scientifiques. Elles ont un nom : linguistique – sémiologie – épistémologie ; psychanalyse (plus ou moins freudienne) ; sociologie (plus ou moins marxiste). Ce triangle, au nom de la science, remplace la philosophie – effectivement épuisée en tant que telle –, et à l’intérieur de lui se nichent toutes les idéologies criardes ou masquées. Ce néo-positivisme scientiste domine tous les entretiens ; il est destiné à s’étendre, à s’amplifier en s’aplatissant, à faire peut-être voir sa nudité habillée avec les défroques à la mode de l’arrière – et de l’avant – garde. L’effort de la pensée ne vise pas la dissolution de celle-ci dans les sciences humaines, triomphantes et affamées. Le triangle dominant fait des sciences humaines le tout de la pensée, et ne les considère pas comme des activités techno-scientifiques fortement idéologisées. Les sciences humaines se consolident : 1/ grâce à la logique, la linguistique, l’épistémologie; 2/ grâce à l’anthropologie, la psychologie, la psychothérapie; 3/ grâce à l’histoire, l’économie, la sociologie, la politique. Elles se combinent entre elles et veulent se combiner davantage avec les sciences de la nature et les sciences naturelles, mathématisées et cybernétisées. Mais c’est la pensée et elle seule qui peut se diriger vers les présuppositions et les horizons des sciences humaines, vers leurs origines, vers ce qu’elles ignorent, voire leur impensé. Les modèles du jeu scientifique et idéologique gouvernant et / ou se prétendant révolutionnaire – qu’ils soient conservateurs, réformistes ou gauchistes – doivent être secoués jusqu’à leur ébranlement radical pour que l’autre jeu apparaisse, le Jeu qui n’est plus seulement ou avant tout intra-mondain et humain, jouant avec de grands ou petits étants spécifiques et particuliers – fussent-ils totalitaires –, le Jeu dont le nom est le Monde unique et panique. Il s’agit, par conséquent, au sein du Même, d’ouvrir la différence qui sépare les divers jeux dans le monde d’avec le jeu du monde lui-même, ce Jeu n’étant plus de quelque chose qui est.

Le travail de la pensée exige de plus en plus le parcours d’un tracé initiatique, une démarche décodant les codes. À ceux qui se laissent avertir il est ou, plutôt, il sera «clair» que la marche, la méthode de cette recherche, par-delà les succès du semestre et les obsessions de la saison qui doivent être donnés en pâture pour être vite consommés, débouche sur le centre de la problématique. C’est à partir de centre qu’il s’agit de penser le déploiement articulé de l’errance, devenir-pensée du monde, devenir-monde de la pensée, débarrassés de la tutelle de la vérité. Cette tâche est celle de la pensée planétaire. Le déploiement (planétaire) de l’errance est à penser et à expérimenter en tant que jeu – ce que personne ne fait –, jeu non pas de tel ou tel monde englobant et situé, mais jeu, c’est-à-dire ensemble articulé des ensembles structurés et déréglés, horizon toujours fuyant de tous les dévoilements et de toutes nos saisies du Monde lui-même. Il y va du temps de l’être-en-devenir de la totalité fragmentaire et fragmentée, de Cela-même qui donnait et qui donne à penser, fécondant aussi les espaces des explorations régionales variées. La figure disloquée de cette époque du monde semble immonde, le tout est presque synonyme de rien. Cela aussi donnait et donne à penser. Car au travers du monde visible se tient – pouvons-nous dire : serein ? – le jeu du monde invisible. A aucun moment nous ne pouvons oublier que nous vivons une époque où l’humanité a besoin pour survivre et pour affronter ses tâches de faire le sacrifice de la pensée, ne tolérant pas la tentative – rare – d’une recherche qui, plus encore que des arguments, met en mouvement des pensées qui venant du bout du monde peuvent atteindre – à travers les « déformations » qu’elles subiront –, grâce à l’orientation de la pensée en jeu, les confins ultimes de l’Un-Tout. Le travail de la recherche ne peut que devenir encore plus souterrain, orienté par une étoile de minuit en général invisible aux yeux nus ou armés de lunettes, aux micro- et aux macro-scopes. Poursuivre ce travail de taupe que nulle collectivité ne veut et ne peut reconnaître, en liant si possible la recherche d’un style de pensée à l’exploration d’une incontournable éthique problématique. Mais la question demeure : comment élaborer une plus haute exigence en la rendant supportable à soi et aux autres ?

Nous pensons de plus en plus difficilement ce à quoi nous pensons, cela-même qui nous pense. L’enseignement de la philosophie et la recherche scientifique, les bavardages sur la place publique et l’incontinence verbale journalistique ou publiciste, les divers colloques et entretiens font encore une fois apparaître une pensée sans monde et un monde sans pensée. Car il ne suffit pas de saisir au vol les thèmes du monde à la mode, mais d’articuler et de désarticuler la pensée qui se remémore, la pensée pensante, la pensée avançante. La patrie de la pensée, est-ce l’exil ? Ce monde immonde ne nous renvoie pas à un arrière monde ou à un autre monde. L’inconnu, au sein du connu et autour de lui, donne la force de l’inquiétude au désir comme à la pensée, à la poéticité comme à l’action. Mais les pensées les plus abrasives se font ramener à l’ordre dominant, tant théorique que pratique, ou deviennent pièces détachables des idéologies qui se disent révolutionnaires. Est-ce parce qu’elles n’osent pas se contester elles-mêmes ? Est-ce parce que la perspective de la pensée est celle de l’impossibilité ? L’attente et l’atteinte qui sont hors de toute atteinte ne se mesurent-elles pas à la puissance silencieuse de l’impossible ? En s’inscrivant dans ce qui manque au monde (avec un petit m) et le soumet en même temps à la question. Ainsi, ce n’est pas seulement la vie mais « aussi» la pensée qui sont livrées à l’ennui, à la frustration, en un mot au désœuvrement (fût-il intellectualiste et/ou activiste). Pratique théorique et théorie de la pratique, la pensée peut se ranger dans un jeu ou déranger celui-ci, ouverte au jeu lui-même qui produit et abolit toute possibilité. Le jeu ne doit pas être interprété anthropologiquement ou sociologiquement comme une activité enjouée et ludique. Il ne requiert pas non plus une interprétation principalement cosmologique, et en l’appelant cosmo-anthropologique ou anthropo-cosmique on ne correspond pas à son énigme. Ni le Monde (avec un M majuscule) interprété cosmologiquement, c’est-à-dire d’une manière qui reste particulière, ni le Soi de l’homme ou de la collectivité humaine ne constituent le centre et l’horizon suprêmes. Il ne s’agit pas non plus d’un combiné cosmos et anthropos, mais du Monde, du Même – riche de tous les différends –, qui est l’« énigme» majeure. Il nous manque encore un nom pour le désigner ; sauf s’il devait séjourner dans l’innommable. Le jeu de la pensée poétique et rigoureuse du jeu du monde s’annonce-t-il capable de féconder une logique autre que les logiques formalisées ou la logique dialectique ? Mettant en question la raison dominatrice, il n’est pas pour autant irrationaliste ou mystique. Et il n’a pas à se justifier de ne pas être une action directe et transformatrice. Il ouvre des perspectives dans le monde, c’est cela sa tâche. L’action sociale pourtant ne cesse de demander une grande attention portant sur la manière dont la vie des hommes est gagnée et perdue, sans espérer un changement spectaculaire, parce qu’il ne suffit pas de le « vouloir» – le pouvoir est plus fort – pour transformer le monde, comme le réclamait avec pas mal de naïveté philosophique, scientifique et historique Marx, et pour changer la vie comme l’exigeait poétiquement Rimbaud. Le jeu de la pensée qui expérimente le jeu du monde peut éclairer toute action scientifique, psychologique, sociale, adhérer critiquement aux changements nécessaires et y contribuer, sans portant abdiquer. Cette pensée du jeu est, tout à la fois, geste, parole, écriture, sachant renoncer – une fois pour toutes – à tout fondement premier et ultime, à tout recours ferme, à tout appui fixe. En naviguant, elle quitte les côtes. On demande souvent trop à la pensée – en la surestimant –, justement pour mieux la mépriser quand elle se déploie. Il va sans dire que le problème du « dialogue» – dialectique ou pas – de la pensée avec ce qui n’est pas elle, la non-pensée, est loin d’être posé et affronté. Car d’où se nourrit la non pensée, que produit-elle et qui la produit ? C’est-à-dire : comment s’engendrent l’une l’autre pensée et non-pensée ? Quelle espèce de dialogue entretiennent-elles, compte tenu de la situation d’une pensée pour laquelle la notion même de dialogue, ainsi que celle de dialectique sont devenues problématiques ? Et ce soupçon d’une connaissance ne se laisse-t-il pas à son tour reprendre dans les rets de l’évidence et dans le champ de la foncière méconnaissance ?

L’idée et le concept, la pensée et l’horizon, les critères et le fondement de la vérité n’empêchent pas que celle-ci ait perdu son propre, se soit retirée. À jamais. Pour le temps constamment et unitairement tridimensionnel en chacun de ses moments qui nous saisissent simultanément en tant que passé-présent-avenir. Ce qui s’impose comme la source de toute vérité de naguère et jadis « doit» être reconnu comme errance, errance dont l’inquiétant étrangeté et la chaude ou triviale familiarité ne sont que les signes distinctifs. Il nous reste encore – entre autres – à démontrer (pièce par pièce) l’errance et la saisir dans son intégralité (fissurée). On peut aussi la mesurer et régler son sort techno-scientifiquement, ce dont on ne se prive pas. Mais l’errance elle-même et en tant que telle est occultée, remplacée et renouvelée par des « vérités » théoriques, scientifiques, idéologiques pratiques. Ni le jeu (de l’errance) ni l’errance (du jeu) ne doivent obligatoirement – ni individuellement ni collectivement – être reconnus comme tels et pensés dans ce qu’ils sont et deviennent : des êtres qui ne sont pas, dans le jeu de l’être non-étant de tout ce qui en tant que temps du devenir « est» dans le jeu avec le « néant». Je « et» errance – qui ne font pas deux puisque le jeu de l’errance « est» l’Un-Tout – refusent tout consentement anodin et éclairent la méconnaissance de notre rapport à nous-mêmes, aux autres et au Monde.

Il se pourrait que dans le temps de l’avenir planétaire la pensée soit de plus en plus résorbée par les théories para-philosophiques et épistémologiques et par les constructions et expérimentations techno-scientifiques (les approches de la multidisciplinarité fantasmatique ne laisseraient plus de place aux saisies méditantes, unitaires et plurielles.) Ce qui ne veut pas dire que le jeu du nombre le plus grand possible des facteurs et de toutes les déterminations décelables ne doive pas être combinatoirement exploré. L’activité techno-scientifique et ses théorisations seront mises en mouvement par le moteur de l’époque – tout-puissant dévastateur et impensé –, à savoir la technique. Pour les pays ayant effectué leur révolution bourgeoise, donc techniquement développés, il n’y a plus d’autre grande révolution à faire, sauf à accomplir la rotation de la technique productive et consommable, à prendre des mesures socialisatrices et à contribuer à la révolution techno-logique. Les autres pays n’ont qu’à s’aligner. La technique remplace par conséquent la dernière triade hégélienne – art, religion, philosophie – et laisse ouverte la question du logos. Mais l’époque se soucie peu de la pensée (qui n’est jamais que théorique). La pratique prendrait de la sorte le dessus, et la fameuse unité dialectique de la théorie et de la pratique se réaliserait au profit de cette dernière. Il se pourrait que l’écriture débridée absorbe pas mal de restes de la pensée. Que deviendrait, dans cette perspective, la perspective de la sagesse du savoir aussi absolu que problématique ? Ce qui est sûr en tout cas dès aujourd’hui : c’est extrêmement difficile de naviguer sur le pavillon de la pensée.

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Rédaction