Notes sur la voyance, le surréalisme et la révolution

Dans ces quelques notes, Tristan Amar questionne à la première personne l'impossible actualité du surréalisme. Il s'agit de conserver l'exigence (changer le monde, changer la vie) et d'apprendre des fantômes sans pour autant se compromettre dans une triste nécromancie. En somme, de demeurer révolutionnaire.

Ce texte, qui rencontrera peut-être ses contradicteurs, pose la question sérieuse de la place du poème, du langage, et donc aussi du mythe dans l’efficacité politique. D’une autre façon, Furio Jesi avait aussi, dans Spartacus, cherché les termes d’une relation conséquente entre le mythe, le poème et l’inconscient dans le surgissement intempestif de la révolte. À cet endroit, le poète est davantage le voyant de la révolte que le porte-plume de la révolution. Les surréalistes ont créé un parti, et en tant que tel, se sont mis un moment au service de la révolution. Georges Bataille les a défiés pour cette raison. L’histoire de ces querelles, qui concernent l’engagement existentiel de la littérature est longue, et ne sera pas résolue. Il y aura toujours des poètes à côté des révolutionnaires pour marquer une résonance qui est aussi un écart.
La question de ce qu’on attend du langage et de la création dans la révolution, de la révolution, reste donc ouverte. 

Car c’est justement [les producteurs de littérature] qui doivent se transformer eux-mêmes, dans une mesure beaucoup plus grande que n’importe quelle autre couche de la société, pour être capable de ce saut [vers le prolétariat].
Georg Lukács, Grand Hôtel de l’Abîme

Il faut que nos écrivains et nos artistes […] passent graduellement du côté du prolétariat.
Mao.

Il peut sembler anachronique — particulièrement dans un cadre révolutionnaire — de poser la poésie comme un acte de voyance. D’emblée, je précise que je ne souscris pas au romantisme à la Shelley qui fait du poète un législateur et un prophète : écrivant de la poésie, je me sens bien mieux du côté des travailleurs que du côté du génie bourgeois. Le voyant rimbaldien n’est pas le prophète, « celui qui parle avant » ; à la rigueur, il est l’interprète du monde — Mallarmé parlait de la tâche poétique comme de l’ « explication orphique du monde » —, mais seulement dans la mesure où cette interprétation a en vue la transformation du monde, c’est-à-dire le travail à l’avènement du communisme.

Partant de Rimbaud, je nomme voyance le fait de laisser en soi parler l’Autre, l’Inconnu; en somme, de donner sa voix à une altérité quelconque : les esprits (chez les animistes), les dieux (chez les Grecs), Dieu ou un ange (chez les Juifs, chez les chrétiens, chez les musulmans), le Moi profond (chez Proust), l’inconscient (dans le système de Freud repris par les surréalistes), et ainsi de suite. Dès lors, tous les prophètes, devins, sorciers, oracles sont voyants, en ce que leur production littéraire — enregistrée par écrit ou non — dépend d’un discours-autre, que leur conscience ne produirait pas tel quel; cette production étant, par la suite, plus ou moins parasitée par la conscience. La voyance a donc pour objet la quête de l’Inconnu, qu’en termes modernes nous nommons inconscient et à bout duquel nous ne sommes pas encore venus. Je disais récemment à un étudiant que, selon cette vision des choses, la poésie jaillit de la même source que les rêves : elle est en lien avec la vie éveillée, quoique pas toujours, mais de manière distordue, étrange, cryptée. (Ainsi donc, nous en revenons à Deleuze fustigeant la « petite affaire privée » : ce n’est pas que la littérature et l’art ne doivent pas participer de cette affaire, mais qu’ils ne peuvent pas se permettre de n’être que cela, de la même manière qu’un rêve répétant la réalité ne la répète pas exactement, mais la fait varier, même de manière infime1Il me semble avoir lu cela il y a quelques années dans l’un des cours de Jung sur l’interprétation des rêves..) Cette idée de voyance, bien sûr, n’est pas négligée par les premiers surréalistes qui se réclament doublement de Rimbaud et de Freud.

Chez les surréalistes, l’inconscient est Dieu car la pensée surréaliste ne pouvait plus tolérer la vieille idée du « Notre Père qui êtes aux cieux », c’est-à-dire le problème de la transcendance. Dans Après coup, Maurice Blanchot se demande : « Je ne sais si Freud, l’incroyant, a pensé qu’il avait fait de l’inconscient son Dieu. » ; ce qui est certain, c’est que les surréalistes l’ont réalisée, cette étrange métamorphose du Dieu d’Israël qui, déjà chez saint Augustin, était l’interior intimo meo, « plus intérieur que le plus intime en moi. » La quête surréaliste d’une immanence absolue et parfaite, rejet de la vieille pensée verticale au profit de l’horizontalité communiste, a placé Dieu en l’humain en le nommant « Inconscient ». Ainsi donc, le surréalisme, c’est l’incarnation multipliée, cancéreuse, c’est le panthéisme de l’immanence, c’est la prophétie gratis, c’est le Royaume hic et nunc — en puissance, du moins, et en projet. Il ne suffit plus seulement d’expliquer le monde, dit Marx dans ses Thèses sur Feuerbach. La philosophie se change en praxis, et la poésie suit le même mouvement; si elle n’est pas une manière de demeurer, elle est vaine.

Le surréalisme recycle les formes religieuses pour les mettre au service de sa double exigence : transformer le monde, changer la vie. Walter Benjamin, dans son essai de 1929 sur ce mouvement, précise que, via Rimbaud et Lautréamont, le surréalisme place le dépassement de l’ « illumination religieuse » dans :

une illumination profane, dans une inspiration matérialiste, anthropologique, à laquelle le haschich, l’opium et toutes les drogues que l’on voudra peuvent servir de propédeutique.

Il ne s’agit donc pas seulement de remplacer le phénomène religieux par la prise de stupéfiants, mais bien de s’engager sur la voie de l’illumination profane, incarnée dans un travail — dans une praxis — et dans la vie. Voilà donc les « horribles travailleurs » de Rimbaud. Cette pensée de l’illumination profane fait écho à un passage du Second Manifeste de Breton :

l’idée de surréalisme tend simplement à la récupération totale de notre force psychique par un moyen qui n’est autre que la descente vertigineuse en nous, l’illumination systématique des lieux cachés . . ., la promenade perpétuelle en pleine zone interdite . . .

Ici est donc posée la voie vers une exploration de soi, vers la révolution interne qui engendre le mouvement vers la révolution externe, celle de l’horizon téléologique du Manifeste communiste : c’est là le point bascule de la double exigence surréaliste, à savoir de la modification conjointe de la vie et du monde.

Mais peut-être les plus belles pages du Second Manifeste sont-elles celles qui évoquent l’alchimie, car nous trouvons en elles les revendications de cette doctrine secrète, appliquée à ce monde-ci, dans une exigence communiste — comme certains mouvements hérétiques le firent avant le surréalisme — à savoir notamment la quête de l’Androgyne (la fin de « l’infini servage de la femme », disait Rimbaud) et la découverte ici et maintenant de la liberté libre et de la vraie vie. Des buts que Breton, les énonçant, trahit. « Je cherche l’or du temps » est un bel épitaphe, mais encore s’agit-il d’en suivre les principes.

On balaie facilement le surréalisme d’un geste de la main comme un mouvement centré sur un automatisme naïf2J’avais initialement écrit ici « enfantin ». Mais le surréalisme est enfantin, se revendique comme tel. Breton lui même affirme que l’enfance est peut-être ce qu’il y a de plus proche de la vraie vie. Le vrai problème est la naïveté, la niaiserie, pas l’enfance. ou comme un reliquat suranné du romantisme; mais, en tant qu’il est la synthèse de Marx et de Rimbaud, il est peut-être le mouvement politico-spirituel le plus important du XXe siècle; et il me semble que sa neutralisation — signifiée triomphalement par l’exposition rétrospective de 2024 au Centre Pompidou, qui me fit l’effet d’une prise de guerre, de l’exhumation rituelle d’un cadavre — n’est pas un hasard.

Je ne cherche aucunement à absoudre les surréalistes. Breton est le premier coupable, que je me figure aisément comme un apprenti sorcier effrayé par les forces infernales qu’il a déchaînées. Breton est le premier traître du surréalisme : il suffit de lire, pour se rendre compte de cela, les Archives du surréalisme, et particulièrement les Recherches sur la sexualité (qui n’en sont par ailleurs aucunement : aucune méthodologie, aucun résultat), où Breton est particulièrement infect, homophobe au possible, misogyne, négrophobe3Il ne s’agit pas pour moi de condamner Breton moralement, ce qui ne m’intéresse guère, mais plutôt de relever une incohérence fondamentale entre l’éthique surréaliste telle qu’elle se présente — et telle que je la comprends — et l’attitude de celui qui, le premier, l’a formulée de manière synthétique.… Tout cela me semble parfaitement incompatible avec le cœur du projet surréaliste, avec cette éthique d’une vie vraie et surréelle; mais, hélas, Breton reste le visage du surréalisme, et c’est pour cela que nous devons dépasser ce terme-là qui appartient au passé. Dans une moindre mesure, il me paraît à peu près aussi innocent de se dire aujourd’hui surréaliste que de se proclamer catholique.

Il ne s’agit plus pour nous de nous dire surréalistes : le surréalisme a passé. Il serait aussi absurde de se revendiquer de ce nom que de faire danser le cadavre de Rimbaud sur une table tandis que l’un de nous, caché sous un drap, réciterait Une saison en enfer. Laissons le surréalisme à sa place : enfermé dans les geôles bourgeoises des archives du Centre Pompidou, capturé par les mains de la goule capitaliste à l’appétit infini4Quelques jours après que j’eus fini d’écrire cet article eut lieu, en plein Paris, un « bal surréaliste » pour aristocrates — ironique clou supplémentaire enfoncé dans le cercueil de la révolution surréaliste qui est belle et bien morte.. Je dis qu’il faut dépasser le surréalisme — dépasser au sens de l’Aufhebung des marxistes et autres hégéliens —, qu’il faut apprendre de ce mouvement et de ses échecs pour avancer en poésie et amener la Révolution.

Le surréalisme, écrit Benjamin, fut la tentative de conciliation de la révolte poétique avec la révolution communiste. Si nous sommes poètes, il nous faut être révolutionnaires : mais gardons-nous de croire que ce sont nos poèmes seuls qui feront advenir le communisme. L’exigence surréaliste existe encore, quoique tachée par le nom de Breton —- d’une manière plus irrémédiable encore que l’ombre portée par Staline sur le communisme. Cent ans après sa naissance, le surréalisme est définitivement mort; mais il l’était peut-être dès les années 30. Nous ne sommes pas surréalistes; peut-être en sommes-nous les enfants, mais issus d’une union monstrueuse.

Transformer le monde, changer la vie : voilà encore la double exigence que je suis, et que nous sommes quelques uns à suivre, envers et contre tout. Surréalistes ? Plus jamais. Il y a des mots à inventer — certes il y a d’autres rives.

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