Le Démon de la séparation

Ce qui sépare

Nous exposons ici quelques enjeux relatifs à la notion de séparation, qui traversent ce dossier. Notre proposition sera synthétique, notre angle sera celui de la démonologie.

Le mot « démon » vient du grec ancien δαίμων (daímōn), où il désigne une divinité indéterminée ou inconnue qui agit par le biais de la cause. Le substantif dérive du verbe δαίεσθαι (daíesthai) qui signifie l’action de séparer et d’allouer une part : suivant ce fil sémiotique, le domaine du démoniaque est celui de la séparation. Dans la pensée médiévale marquée par l’augustinisme, les démons (dont le Diable) ne peuvent changer directement le monde, cette faculté étant réservée à Dieu seul. Ils peuvent en revanche agir, par l’influence, en apparaissant et en suggérant. Les démons sont les maîtres de la psyche, sachant jouer sur les désirs humains, trop humains. Ils agissent sur cette caractéristique si particulière du désir, qui est que son objet est toujours mieux spécifié dans l’esprit que dans la lettre : quand je dis « Je désire que X », tout objet correspondant à X ne satisfera pas nécessairement mon désir — « be careful what you wish for », dit ainsi l’adage, car tu t’exposes au risque que ton souhait soit exaucé par un démon littéraliste de passage. 

Deleuze n’affirme pas autre chose (même s’il dit évidemment plus que cela) quand, revenant sur son travail avec Guattari, il résume leur contribution à une philosophie du désir :

Vous ne désirez jamais quelqu’un ou quelque chose, vous désirez toujours un ensemble. […] Je ne désire pas une femme, je désire aussi un paysage qui est enveloppé dans cette femme, un paysage qu’au besoin je ne connais pas et que je pressens et tant que je n’aurai pas déroulé le paysage qu’elle enveloppe, je ne serai pas content, c’est à dire que mon désir ne sera pas abouti, mon désir restera insatisfait.
(
L’Abécédaire, D comme Désir)

Cette exigence constructiviste du désir, la nécessité de son élaboration perpétuelle, est trop souvent oubliée par celles et ceux qui ont une idée qu’ils croient assez précise de la vie après la révolution communiste. Cet utopisme post-capitaliste à la mode a le même prix que celui du petit pragmatisme concret : l’accumulation de gestes et de projections vides, véritable trésor de ruines (Lyotard) dans un monde désertique dont il semble que plus personne ne cherche à se séparer. C’est que la liberté ne suffit pas. Ce que je désire n’a pas encore de nom. (Lispector). Renoncer à nommer ou à décrire n’est évidemment pas renoncer à accomplir ; tout au contraire, c’est prendre la juste mesure de l’enjeu.

Pour le moment, notre désir n’a pas de nom — mais il est réel. Notre désir est pour le futur – pour une fuite hors des plaines sans relief des répétition infinies du Capital — et il vient du futur — du futur même où de nouvelles perceptions, de nouveaux désirs et modes de pensée sont enfin à nouveau possibles. C’est à nous de construire ce futur, bien que — à un autre niveau — il soit déjà en train de nous construire. A un certain point du processus, le nom de notre nouveau désir apparaîtra et nous le reconnaîtrons.
(Fisher)

Il faudrait se séparer, mais sans désirer les grandes retrouvailles ; se séparer en sortant du péril de l’insatisfaction. Celui-ci, en effet, ne fait que reconduire la séparation dans sa forme négative – pour aller vite: la frustration. Nous avons les moyens d’observer, et d’analyser même, dans nos discours, dans nos façons de parler, comment désir et discours se partagent dans l’interprétation que nous faisons des événements que nous traversons. Le travail d’écriture, de discussion, et d’élaboration théorique à plusieurs, est la première façon de suppléer, ou supplémenter (Aspe) à cet écart entre séparation et inséparé.

Car il y a le monde, et son image. Il y a les images du monde par lequel on s’y rapporte, qui nous en rapprochent ou nous en séparent. La question de la séparation est celle des moyens d’accéder à un autre monde que celui-ci, ou bien à celui-ci en tant qu’il devrait être « le nôtre » – ou bien au monde en tant qu’il définit ce avec quoi nous sommes en rapport quand nous nous rapportons à plus que nous-mêmes. Dans sa lecture du Rameau d’or de Frazer, Wittgenstein s’intéresse à la nécessité du rite et à la fonction du mythe à cette pliure: entre le monde empirique et le monde transcendantal. Le rite, performance de cette différence relève d’une séparation initiale de la vie et de son fondement — séparation qui détermine la possibilité pour une forme de vie de se donner un monde.
ll nous faut parvenir à décider d’aller vers un au-delà de ce monde en ayant conscience que nous désirons depuis celui-ci — et qu’il est peuplé de démons qui nous écoutent attentivement en s’efforçant de nous y retenir.  Dans cette perspective, la séparation nomme tout à la fois l’exigence du communisme et les manœuvres qui tentent de nous réarrimer subjectivement et objectivement à la reconduction perpétuelle de l’insupportable état actuel des choses. 

Car la séparation désigne aussi le sale coup qu’on nous joue depuis bien trop longtemps. Comme catégorie critique, elle a été une des principales clefs d’analyse du moment théorique que certains ont pu appeler marxisme occidental (Perry Anderson). À revers de l’ossification des courants les plus économicistes, il s’est agi de porter attention au schème de l’aliénation au côté de celui de l’exploitation ; c’est-à-dire, au moins en partie, d’informer réciproquement analyse de l’objectivité des rapports de production et construction de la subjectivité. Car s’il est vrai que le travailleur est dépossédé des fruits de son travail, il est indéniable et tout aussi vrai que le travail et la marchandise dépossèdent le travailleur de lui-même.
Au mi-temps du XXème siècle, l’orthodoxie des partis communistes stalinisés était au développement des forces productives, étape présentée comme nécessaire pour faire advenir la libération universelle. Dans cette perspective, il y avait donc la mauvaise production de biens et de marchandises (le capitalisme de libre marché) et la bonne production de biens et de marchandises (la planification étatique) ; et partout, le travail.
Mais de fait, le capitalisme comme politique réellement mise en pratique a réalisé, par la socialisation du travail et la distribution massive des marchandises dans un mode de production que nous pouvons nous aussi appeler post-fordiste (Théorie Communiste), une partie de ce programme.  Tout devrait aller pour le mieux, dans le monde des fausses promesses. « Cependant, la réalité dont il faut partir c’est l’insatisfaction. » (Debord, Critique de la séparation) ; des enquêtes ouvrières aux études sur les formes nouvelles de la vie quotidienne, tout semble pointer vers une généralisation de l’horreur de la production vers les espaces de la consommation et de la reproduction. On identifie là un des traits des différents lieux de réalisation de la séparation : l’atomisation d’une réalité en sphères réputées autonomes, toutes subsumées par un même principe – la nécessité de la valorisation de toutes choses. La planète encombrée de mort et de richesse, un cri perce les nuages. La richesse et la mort enferment. Nul n’entend ce cri d’une attente misérable. (Bataille, La planète encombrée)

La critique, essentielle donc, de la séparation a une concrétisation dans la réunification. Cette voie de sortie s’expose toujours au risque du fantasme de la restauration, au centre du projet fasciste et de ses stratégies autoritaires, aussi illusoire que mortifère. Notre désir est évidement tout autre, et se faisant lui est antagoniste. Il a plus à voir avec l’abolition : nous aussi avons retenu la leçon de Joachim de Flore, qui rappelle que le nouveau n’advient jamais à travers la destruction de l’ancien, parce que l’âge qui vient n’anéantit pas celui qui passe, mais accomplit la figure qu’il contenait. Et que les âges du monde se succèdent comme l’herbe, la tige et l’épi (Agamben, Ce que j’ai vu, entendu, appris …). Seulement, c’est du factice dont nous devons définitivement nous débarrasser. Considérer qu’il y a bel et bien capture ne nous conduit pas à vouloir à tout prix faire réémerger une putative nature humaine — même si c’est bien le sort de l’espèce qui est en jeux, pour le meilleur et pour le pire (Decomposition, Thèses Tragiques) — mais à déjouer une manœuvre pour libérer ce qu’elle empêche. 

Articles connexes

Aliénation et Séparation

Matériaux · octobre 2025

"Ce n’est pas que les êtres qui forment cet être-ensemble « fusionnent » ; c’est qu’ils trouvent la manière de faire que de l’inséparé apparaisse entre eux, et puisse revenir."

Bernard Aspe 

La Séparation la plus grande

Critiques · octobre 2025

"Il s'agirait plutôt, comme dans la phrase d'Hölderlin, de retourner le désir de quitter ce monde pour l'autre en un désir de quitter un autre monde pour celui-ci."

Mathilde Girard 

Thèses Tragiques

Matériaux · octobre 2025

"Le communisme est une séquence d'anthropoptose - la mort de l'humain dans la mort du capital - une trahison généralisée de l'espèce."

Decomposition