« Pour que quelque chose advienne, il faut que quelque chose parte, la première figure de l’espoir est la peur, la première apparition du nouveau l’effroi. »
Heiner Müller
En cherchant un accès à la question de la séparation par son caractère immédiatement déchirant, je suis retombée sur un personnage qui en fit l’épreuve tragique : c’est L’Œdipe de Sophocle, tel que l’a traduit Hölderlin, et dont Philippe Lacoue-Labarthe a relayé la passion. Il y a entre Oedipe, Hölderlin, et Lacoue-Labarthe, une passion de la traduction de la tragédie, de l’interprétation des paroles de l’oracle, qui guide la spéculation, et l’excite. L’intervention de la tragédie, l’effet de l’hubris dans la spéculation philosophique, se relaient de texte à texte, d’un commentaire d’Oedipe à l’autre – sous une forme qui impose sa nécessité jusqu’à nous. Je ne sais pas si c’est une bonne voie, mais j’ai envie de la suivre avant, peut-être, de considérer que nous n’avons plus rien à faire avec cette histoire, de tragédie, de mythe, et de représentation.
Je parle d’Oedipe en premier, mais il faut parler d’Antigone en même temps, autre modèle tragique dont Hölderlin se sert pour renouveler la question de la puissance métaphysique de la poétique dans la tragédie. Dans L’Imitation des modernes, ainsi que dans une conférence intitulée Metaphrasis, Lacoue-Labarthe revient sur le geste d’Hölderlin qui cherche à donner d’Œdipe une version « moderne », hespérique, distincte du tragique grec, directement transgressif et sanctionné par la mort. Dans cette élaboration programmatique, le rapport aux Grecs ( de l’Allemagne à la Grèce) est essentiel, rapport d’identification, mimétique – dont Lacoue-Labarthe dit combien il est impossible (parce que le modèle Grec, à la fin, n’a jamais existé).
Hölderlin opère ainsi cette différence: « les représentations grecques se distinguent en ceci que leur tendance principale est de pouvoir se saisir, soi, parce que cela constituait leur faible, alors qu’en revanche la tendance principale dans les modes de représentation de notre temps est de pouvoir rencontrer quelque chose, savoir y correspondre, vu que la vacance du partage est notre faible.1 Hölderlin, « Remarques sur les traductions de Sophocle » (1804), Œuvres, traduction Ph. Jaccottet, Pléaide, 1967, p. 964. »
Autrement dit :« les Grecs chez qui régnait l’esprit commun tendaient à se saisir en tant qu’individus, à obtenir une différenciation qui ne leur était pas naturelle, à travers l’être corporel ; les Hespériens, eux, qui sont isolés, individualisés par nature, doivent apprendre à atteindre quelque chose, à saisir le particulier, parce qu’ils tendent à être sans partage, sans destin comme les dieux. (…) La difficulté des Grecs était de se maitriser ; elle est, pour nous, Hespériens, de sortir de nous-mêmes, de trouver un destin par la rencontre avec les dieux.2 Note du traducteur, in Holderlin, Œuvres, Ibid. , p. 1234. »
La tragédie et sa traduction sont pour Hölderlin chargées de représenter et de réaliser ce mouvement à la fois identificatoire et subjectif (je change volontairement de vocabulaire ici, bien que la démarche métaphysique telle qu’elle est mobilisée alors par la philosophie comprend tous ces aspects, à la fin, sous la catégorie de représentation absolue – ou absolu de la représentation) – ce transport qui va de l’hybris à l’identification patriotique, en passant par l’immanence du rapport à la nature et au divin.
Se saisir, c’est toujours alors en tant que Grec, natif, et plus tard en tant qu’Allemand. Dans ce projet esthétique qui remet à la tragédie la charge d’une opération dialectique intégrale de la nature et de l’homme, la différence entre Œdipe et Antigone actualise la différence entre le modèle Grec (qui meurt) et le modèle qui serait moderne et investi comme tel par Hölderlin (Œdipe, qui ne meurt pas, et revient ici-bas, à lui-même).
Hölderlin décrit ainsi le modèle d’Antigone, qui culmine dans la scène qui l’oppose à Hémon :« La présentation du tragique repose principalement sur ceci que le monstrueux, comment le Dieu-et-homme s’accouple, et comment, sans limite, la puissance de la nature et le tréfonds de l’homme deviennent Un dans la fureur, se conçoit par ceci que le devenir-Un illimité se purifie par une séparation illimitée.3 Hölderlin, « Remarques sur les traductions de Sophocle » (1804), Œuvres, traduction Ph. Jaccottet, ibid., p. 957. »
La plus grande séparation est donc celle qui arrive entre l’humain et le divin. Elle advient alors de, et dans la fureur de l’identification, de l’union et de la transgression majeure : se comparer, se prendre pour le dieu: « C’est du reste cette tentation mortelle ou suicidaire que la tragédie – c’est-à-dire la représentation de la tragédie, avait et a toujours aux yeux de Hölderlin – pour fonction de purifier, au sens religieux ou rituel du terme, exhibant comme sa leçon la nécessité d’une séparation sainte et sacrée dans l’emportement de l’indifférenciation.4 Ph. Lacoue-Labarthe, Metaphrasis, Paris, C.I. P., 1998, p. 18. »
La séparation la plus grande, « sainte et sacrée » a lieu dans l’indifférenciation, dans la représentation de la tentation de l’union – l’hubris. La séparation s’accomplit et se résout pleinement dans la représentation de la mort. L’épreuve du divin est physique, chez les Grecs, « c’est le corps lui-même qui est touché ». Le modèle Grec est pris dans une ambivalence chez Hölderlin : à la fois les Grecs « sont des enfants de la nature, de purs génies », ils vivent « dans la puissance de leur élément » et l’immanence divine, mais ce n’est pas cela qu’on leur envie : c’est plutôt leur aptitude apollinienne, leur « vertu athlétique ». C’est l’un et l’autre, en fait, c’est le transport et la forme, c’est l’excès et la mesure, dans une logique de double-bind, qui renvoie directement au problème d’Œdipe et qui est en jeu dans tout processus d’identification : une appropriation et une dépropriation instantanée, une latence, une forme d’explosion.
Vouloir être comme et ne pas vouloir être – comme les Grecs ; et pour Œdipe vouloir savoir et ne pas vouloir savoir, en même temps. Ce qui apparait dans ce suspens, dans cette césure, c’est la représentation elle-même.
On connaît l’histoire d’Œdipe, qui fait un long détour pour se séparer, pour éviter le destin qui le condamne à l’origine (tuer son père et coucher avec sa mère), et qui joue comme attraction. Être attiré malencontreusement par son destin, c’est le contenu et la fonction du mythe en même temps, qui exécute ce qui ne doit pas arriver (ce qui implique d’emblée attraction, obsession et répétition, voire compulsion de répétition dans le cas d’Hölderlin et de Lacoue-Labarthe embarqués dans le destin d’Oedipe jusque dans le geste de la traduction). Il y a ainsi, en philosophie, certains textes qui restent ouverts, captifs et captivants, et dont les enjeux ont dépassé les structures et les auteur.es.
L’attraction joue jusqu’à moi, jusqu’à nous, peut-être. Attraction pour les Grecs, pour le mythe, et pour Hölderlin, qui s’est posé très sérieusement la question de l’identification politique jusque dans les atermoiements d’un personnage qui s’arrogeait le pouvoir d’interpréter les paroles de l’oracle. Dans le sillage de Schelling et de Kant, de l’idéalisme allemand, Hölderlin a poussé la tragédie, la question de l’hubris dans la métaphysique. En traduisant Oedipe et Antigone, Hölderlin a fait de la poétique un enjeu métaphysique. L’expérience de la traduction fut en effet le moyen d’actualiser, et de redoubler l’enjeu de la représentation de l’hubris dans Oedipe et dans Antigone (qu’il met en vis-à-vis). L’Oedipe de Sophocle expose pour Hölderlin le cas le plus net de transgression métaphysique passée dans la représentation. Apparaissant, la représentation elle-même, la pensée, mais aussi chez Oedipe, le désir de savoir, le péché de savoir, redoublent dans la surinterprétation qu’il fait des paroles de l’oracle.
Il s’agit de l’ouverture de la tragédie. Oedipe a convoqué Tiresias qui d’abord refuse de parler. Oedipe se met en colère, le force, et de fait, oriente les mots de l’oracle, qui l’implique. Oedipe se mêle à l’interprétation, et précise Lacoue Labarthe: s’autorise d’une sorte d’herméneutique absolue. Cette aptitude herméneutique, tyrannique et divinatoire est ce qui fait sortir Oedipe – et la tragédie (métrique, mesure) – de ses gonds. Hölderlin paraphrase Sophocle :
« L’intelligibilité de tout repose particulièrement sur ceci : que l’on saisisse bien la scène où Oedipe interprète trop infiniment la parole et de l’oracle et où il est tenté en direction du nefas. Car la parole de l’oracle dit:
» Clairement il nous a commandé, Phoibos, Le Roi – De purifier le pays de la souillure nourrie sur ce sol, – Et de ne pas donner vigueur à l’inguérissable. »
Cela pourrait vouloir dire: Attachez-vous, en général, à ériger une justice sévère et nette; maintenez un bon ordre civil. Mais, là dessus, Oedipe parle aussitôt en prêtre: » Par quelle purification », etc; Et il entre dans les précisions, » A quel homme assigne-t-il ce partage? « . Ainsi il conduit les pensées de Créon jusqu’à cette parole redoutable: » Ô roi! Laïos était autrefois notre chef – Dans ce pays avant que gouvernes la ville. »
Ainsi se trouvent réunies la parole de l’oracle et l’histoire de la mort de la Laïos qui n’y était pas nécessairement impliquée. (…) »
Hölderlin appuie ensuite ses remarques sur un autre moment du texte, dans lequel à nouveau, mais de façon plus provocante et tragique encore Oedipe lutte à nouveau, contre les mots de Jocaste et du Messager – mais n’en s’en prend plus qu’à lui-même. C’est là qu’a lieu la plus grande séparation, la séparation « moderne ». Avec Œdipe, la dialectique tragique suit une ligne autre que celle d’Antigone, une ligne athéologique, dans laquelle la séparation s’apparente plutôt à un tournant, à un retournement, voire un piétinement, en tout cas une issue paradoxale qui aboutit, à une sorte de désert possible, sans foudre. C’est une forme d’explosion suspendue, et marquée par la sobriété. Une extase froide.
Il n’y a ni mort ni séparation mais suspension et stase dans la parole, par le discours : discours d’Œdipe qui « parle en prêtre », dans la séquence qui l’oppose à Tiresias, à qui il demande de savoir la vérité sur lui-même, pour ensuite la refuser; et qui parle même en dessous de sa condition, qui se perd littéralement dans sa recherche: « C’est justement – écrit Hölderlin – cet excès dans la recherche, cet excès d’interprétation qui jette à la fin son esprit au-dessous du langage rude et naïf de ceux qui lui obéissent. ».
Lacoue-Labarthe traduit à son tour Sophocle, et cherche une sorte d’anti-modèle dans le personnage d’Hölderlin traducteur. Il fait remarquer qu’apparaissent dans sa langue les motifs lexicaux du tournant historique, littéralement révolutionnaire, au décours de cette crise. La séparation, le détournement et l’oubli réciproque de l’homme et du dieu, c’est le mouvement de l’histoire, c’est la révolution : « … En un tel moment, l’homme oublie, soi-même et le Dieu, et se révolte, certes de sainte façon, comme un traître. A la limite extrême de la souffrance, il ne reste en effet plus rien que les conditions du temps et de l’espace.
A cette limite, il oublie, l’homme, soi-même, parce qu’il est tout entier à l’intérieur du moment ; le Dieu, parce qu’il n’est rien que temps ; et l’un et l’autre sont infidèles, le temps parce qu’en un tel moment il vire catégoriquement, et qu’en lui début et fin ne se laissent plus du tout accorder comme des rimes < on entre par conséquent dans le temps même de l’Histoire, et l’allusion à la Révolution n’est pas fortuite > l’homme parce qu’à l’intérieur de ce moment, il lui faut suivre la volte-face catégorique (kategorishe Umkehr) et qu’ainsi par la suite il ne peut plus en rien s’égaler à la situation initiale.
Ainsi se dresse Hémon dans Antigone. Ainsi Œdipe lui-même en plein milieu de la tragédie d’Œdipe. »
Difficile d’aller plus loin dans ce processus athéologique (du détournement ou retournement du dieu). Il n’y a pas d’aboutissement dans ce processus, mais on pourrait l’accompagner jusqu’au tournant que lui fait prendre Hölderlin dans Antigone, qui aboutit, par la convocation de Zeus « qui force plus décisivement vers la terre l’élan panique éternellement hostile à l’homme », à « retourner le désir de quitter ce monde pour l’autre en un désir de quitter un autre monde pour celui-ci.»
Par cette phrase, Hölderlin propose une interprétation de la catharsis inverse au principe empédocléen (désir de se fondre et s’unir au divin) : c’est une séparation, un détachement de la forme natale pour la forme patriotique (supérieure, ici, alors) qui est valorisée. La conclusion d’Hölderlin est claire : « la forme rationnelle qui se développe ici est politique, et plus précisément républicaine. »
Le projet spéculatif est hanté par cette dialectique identificatoire entre dépropriation natale et réappropriation patriotique, identification divine et immanence du sol. Dans ce danger, l’épreuve d’Œdipe est à la fois exemple et erreur :« Plus le tragique s’identifie au désir spéculatif de l’infini et du divin, plus la tragédie l’expose comme le rejet dans la séparation, la différenciation, la finitude. A ce point d’aggravation, c’est le spirituel, le religieux qui est purgé par la tragédie elle-même.5Ph. Lacoue-Labarthe, L’imitation des modernes, Paris, Galilée, 1986, p. 65. »
C’est ce point d’aggravation qui est aussi sobriété que retient Lacoue-Labarthe, et qui nous intéresse, parce qu’il travaille comme paralysie symptomatique d’une question impossible (ou interdite) et qui devra le rester : celle de la mimesis en politique et de l’usage du mythe.
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A l’évidence, nous ne sommes plus cet Œdipe exilé sous l’impensable. Nous ne sommes plus non plus référé.es au Bartleby moderne auquel on pouvait encore s’identifier il y a une vingtaine d’années. La figure du héros négatif, malheureux désœuvré, ne fonctionne plus. Le négatif, en ce qu’il est référé à l’histoire de la dialectique et du savoir, est comme désinvesti.
Et en même temps, nous avons toujours à faire à cette espèce de crise historiale et dramatique des héro.ïnes tragiques, qui pousse à la mort et à la folie. Nous rencontrons chacun.e quelquefois en nous la raison intérieure, psychique, profonde et inactuelle d’une séparation qui lie à la séparation révolutionnaire, à son mouvement historique et tragique, comme à une survivance en nous. Elle surgit à l’endroit où la question de savoir qui je suis rencontre celle de qui nous sommes, et le désir de chercher l’esprit du temps, de rencontrer quelque chose.
Cette crise, ce moment d’hybris surgit aussi dans l’expérience de la mort ou de la pratique insurrectionnelle violente qui expose au danger. Nous savons que nous avons à faire à cette figure qui est aussi une hantise – la hantise de notre rapport existentiel à la tragédie qui est en même temps un archaïsme, un fondement : le moment panique de naissance de la politique, qui est aussi celui de sa représentation.
Nous avons encore à faire avec la représentation, avec la scène primitive, avec le théâtre d’une certaine histoire de séparation qui détermine nos constructions subjectives et collectives, en même temps.
L’usage de la tragédie et du mythe en politique est apparu après coup symptomatique, dans l’histoire du XXeme Siècle, d’un problème touchant à l’identité – en l’occurrence, celui de l’identité allemande dans son rapport à la Grèce. Parmi ses armes idéologiques, le nazisme s’est inspiré et a créé de nombreux mythes. Hölderlin et Nietzsche ont été lus et copiés par les nazis ; en France, par les avant-gardes littéraires et artistiques. Et nous héritons de ces rapports-là, jusque dans les formes complexes d’esthétisation de la politique. Nous n’avons pas été jusqu’au bout de la déconstruction du mythe. Peut-être parce que le mythe ne se réduit pas, et qu’il se manifeste à chaque occasion pour suppléer à la nécessité identificatoire d’un pouvoir fasciste qui entreprend d’établir une politique sur une identité (peuple, nation, race). Le mythe vient au secours de la politique parce qu’il est l’outil le plus fort pour dire l’origine et la raison d’être d’un groupe uni.
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Avant Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe, d’autres penseurs et philosophes ont été passionnés et tentés par le mythe. Détracteurs des avant-gardes Surréalistes, Georges Bataille, Michel Leiris, Roger Caillois, et d’autres communistes hétérodoxes des années 1930 se sont penchés sur l’attraction collective pour l’unité, pour la fusion et sur la naissance du fascisme. Ils ont créé des groupes de recherche et des groupes d’action. De Contre-Attaque à Acéphale jusqu’aux lignes devenues mythiques justement, et largement commentées de Maurice Blanchot dans La Communauté inavouable, on peut suivre l’évolution d’une pensée de la communauté héritée des avant-gardes surréalistes et marxistes. On connaît cette histoire. Elle est devenue notre mythe (la question est d’ailleurs moins celle du mythe en lui-même, que de savoir, et d’être conscients de notre besoin de mythes, de la nécessité à laquelle le mythe vient répondre). Elle a pris un moment la figure d’un homme sans tête avec une crâne à la place du sexe et un coeur en feu dans la main.
Dans la perspective de ce qu’on a appelé la communauté, pour Bataille et quelques-uns du Cercle communiste démocratique qui l’ont suivi jusqu’au Collège de Sociologie, le marxisme devait se doubler d’une pensée tragique, d’un nietzschéisme (que Dionys Mascolo poussera plus loin dans Le Communisme, dans une version hétérodoxe du « renversement des valeurs »). La communauté fut alors le nom d’une aggravation du fascisme, le lieu d’une précipitation tragique de « l’expérience », et une avant-garde de la révolution entendue comme dérèglement général. Elle était chargée de la mission insoutenable, de « rivaliser avec le fascisme avec ses propres armes », c’est-à-dire les mythes.
De nombreux philosophes et amis du Collège de Sociologie et d’Acéphale ont critiqué cette démarche : Benjamin, Klossowski, pour cette raison d’une zone indiscernable entre l’étude et l’adhésion. On s’intéressait à tout ce qui relevait de l’exception, en politique, aux pratiques sacrificielles, aux totems, aux rêves et aux dignitaires fascistes. On voulait sauver Nietzsche des mains des nazis. On voulait mourir et se sacrifier pour exister. L’arrivée du fascisme a suscité à la fois le désir de communauté et de tragédie, comme expérience collective de la plus haute intensité. Si ces expériences relevaient aussi d’une tentation mimétique, à l’évidence (être et ne pas être comme les Nazis), elle s’est séparée de la question de la représentation. On peut dire qu’il y a eu un théâtre d’Acéphale, une scène, qu’Acéphale était hanté par une scène – mais difficile de ne pas y voir les simples après coups ou sursauts d’archaïsmes.
Bataille revient, après guerre, sur ces expériences et le constat d’une recherche à la fois vaine et inévitable. Il cherche alors à raccorder les choses entre l’expérience des groupes et ce qu’il appelle « l’exigence souveraine », tragique, séparée, qui est au fond celle qui l’intéresse le plus. Ce qui est souverain, c’est-à-dire aussi détaché de dieu mais témoin, gardant trace du rapport (en quelque sorte suivant le modèle impossible de l’Œdipe d’Hölderlin coupable-innocent); ou encore : tout ce qui s’oppose à l’aspect servile, et subordonné. S’il ne fait plus de cette exigence tragique de séparation le projet d’une communauté, il continue de l’articuler à l’hypothèse communiste. Il y a des lignes étonnantes de son texte sur La Souveraineté, dans lesquelles il fait de l’exigence communiste l’exigence souveraine, ou de la question du communisme « la question la plus intime ».
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Cette histoire parle un peu des communautés d’aujourd’hui, s’il en reste, ou permet de penser certaines dynamiques. Si elles ne sont plus tragiques et antifascistes dans les mêmes termes, si elles ne cherchent pas directement à accélérer le processus révolutionnaire à plein temps, elles sont anarchistes, et comme telles s’excluant, travaillant la séparation de façon continue (avec plus ou moins de liaison avec le reste de la société et les autres groupes).
Cette séparation a des effets multiples : à la fois dans l’opposition, la différence et l’affrontement contre l’État – mais aussi à l’intérieur d’elles-mêmes, dans les jeux d’identification, d’affects, de transfert sur certaines figures, et bien sûr aussi dans la résonance de mouvements sociaux et politiques plus vastes.
Il y a de la communauté et de la souveraineté dans l’expérience des groupes ; une même tension entre vouloir se compter, compter plus que tout avec d’autres, et ne vouloir compter sur personne ; il y a des conflits au sein-même de chacun.e et chacun, exposé.es, comme Œdipe, à l’expérience régulière de la transgression et du conflit face à l’Etat.
Comment déplacer et inhiber cette relation dont Nancy et Lacoue-Labarthe disaient aussi qu’elle était notre grand mythe : relation au père, à l’État ?
Si on peut penser qu’on est bien au-delà de l’expérience tragique du sujet dialectique oedipien et politique, si le paradigme de l’émancipation ne fonctionne – même au niveau d’une analytique de la lutte des classes – plus si clairement, et que la séparation subjective n’est plus garante de la lutte contre l’État, je me demande aussi ce qu’il advient de cette séparation, de ce combat, qui ne peut plus être entre les Anciens et les Modernes, entre la vie vraiment vécue et le Capitalisme, ni vraiment entre moi et moi-même.
Entre l’espace des luttes, la pratique de la guerre et le retrait, il me semble que l’ambivalence de la séparation que les circonstances attendent de nous se manifeste sous la forme d’une étrange vigilance par laquelle il faut arriver à se séparer encore de l’ordre des choses, par une ferme déviation, mais sans sortir, sans rêver au monde ancien toujours déjà perdu, ni à l’à-venir qui resserre ses ailes sur nous ou s’ouvre à de nouvelles mythologiques.
ll s’agirait plutôt, comme dans la phrase d’Hölderlin, de retourner le désir de quitter ce monde pour l’autre en un désir de quitter un autre monde pour celui-ci. »
Quelquefois, cette position impossible interdit à chacun.e l’hybris, et le pousse à la clôture, à une autre sorte de folie, plus nette, plus consciente qu’Œdipe. Sans aucun oubli. D’autres fois, l’absence d’échéance et le retournement du désir pour ce monde-ci rapproche au contraire de l’action: à l’endroit où ce qui est cassé est tout ce que nous avons.