Aliénation et Séparation

Ce qui sépare

Si la séparation, comme le rappelle le texte, est le critère de la vie aliénée, elle est aussi une direction, une visée politique : ce dont il faudrait se défaire pour se trouver ou se retrouver. Se défaire de soi, par bouts, trace, ou masse - pour se trouver et s'accorder en l'autre. Dans une période où la subjectivité politique se dialectise par les fonctions de l'identité, de la singularité, dans l'analyse de l'exploitation et de la domination, par où passer, par quel support identificatoire et commun, pour s'unir, se réunir, et surtout le désirer. Le texte mobilise les concepts de la psychanalyse pour essayer de résoudre une impasse : celle qui sépare toujours un sujet des autres dans la reconnaissance que son désir le divise. Est-on plus seul, a-t-on moins besoin des autres quand on est analysé? Ce serait, ce sera une discussion à poursuivre: si l'analyse est séparatrice, comme le propose le texte, et qu'en cela elle reste muette face à la scène politique de l'union (qui est en même temps son arrière-monde, sa scène primitive), comment la mettre au travail de sorte que ce soit depuis les échappées ouvertes par ces séparations que la brèche de l'autre, du lien, se rouvre. Cet article, ainsi que celui de Mathilde Girard présenté dans le même dossier, est la version écrite d'une intervention faite il y a quelques années dans le cadre d'un séminaire qui se déroulait au bord d'un lac. Il portait, comme on s'en doute, sur le sujet de la séparation.

On peut entendre en deux sens la séparation politique : d’une part elle peut renvoyer au geste de se défaire des hypothèses erronées, obsolètes ou inefficientes ; d’autre part, elle peut convoquer la volonté de rompre avec les formes de la vie que l’on peut dire aliénée dans la mesure où elles sont trop homogènes ou trop fonctionnelles à ce que requiert le monde du capital. Dans le premier cas, la question est celle du bon rapport entre séparation et composition à l’intérieur de notre « camp », disons le camp révolutionnaire, le camp où se retrouvent plus ou moins celles et ceux qui agissent en vue d’une transformation radicale du cours des choses. Dans le second, la question est celle de la manière dont on peut rompre avec la logique même de l’ennemi et avec ce qui lui donne sa puissance. Je voudrais partir de la deuxième question pour revenir à la première.

Après avoir longtemps esquivé le problème, il me paraît nécessaire en effet de revenir aujourd’hui à la question de l’aliénation. Partons de cette indication : le critère même de la vie aliénée est précisément celui de la séparation. Et disons d’emblée : la séparation comme aliénation est aussi bien et d’un même mouvement séparation avec l’autre (incapacité à faire communauté) et séparation d’avec soi-même.

Je voudrais prendre ce schéma apparemment simple comme point de départ : il s’agirait de se séparer de la séparation qui serait l’autre nom de l’aliénation. Dans un deuxième temps, je voudrais voir de quelle manière les rapports possibles entre ces termes peuvent être redistribués à partir de leur entente psychanalytique (lacanienne). En opérant un déplacement que j’expliciterai tout à l’heure, les enjeux politiques pourront ainsi être redéfinis, notamment autour de la question de l’identification. Je voudrais donc tracer un chemin conceptuel qui nous permettra de retrouver la question que je voudrais discuter, qui est celle de la composition politique – et cela à l’endroit où cette composition paraît parfois la plus difficile, à savoir avec ce qu’on appelle parfois la politique des identités.

1. Séparés

Dans Le Désert rouge, Giuliana dit ceci : les corps sont séparés. On ne sent pas ce que sent l’autre. Elle voudrait que tous les êtres qui l’ont aimée soient rassemblés autour d’elle, et fassent ensemble, pour elle, un rempart. Un rempart qui la protègerait de la réalité, dont on ne lui avait pas dit, précise-t-elle, à quel point elle est terrible. La tentation est pour elle de se retirer hors du monde. Se séparer du monde pour pouvoir trouver un peu d’inséparé avec quelques êtres, peut-être avec un seul. Mais on ne peut empêcher que le monde, c’est-à-dire « tout ce qui arrive », revienne. Et Giuliana dit vers la fin du film : « il me faut apprendre à penser que ce qui m’arrive, c’est ma vie ».

On pourrait dire qu’elle s’aperçoit qu’elle n’a pas trouvé la bonne dialectique entre le séparé et l’inséparé, et peut-être n’y a-t-il pas de question plus pressante, existentielle et politique. C’est une question qui se posait à la fin du XVIIIème siècle, au moment où plusieurs penseurs ont voulu montrer que la séparation d’avec l’autre est indissociable d’une séparation en soi-même. L’aliénation nomme avant tout cette indiscernabilité, ce continuumm nécessaire entre les deux séparations. Dans Hypérion, lorsque le personnage dresse le portrait des Allemands, il parle en réalité de ce à quoi peuvent se réduire les humains qui, d’une façon générale, se sont mis à trop bien fonctionner : c’est ce qui se passe lorsque chacun semble devoir « nécessairement se contenter d’être, avec cette espèce d’angoisse mesquine, et de manière littéralement hypocrite, ce qu’on dit qu’il est » (Hypérion, 256). Des barbares, donc, « des barbares de toujours, devenus plus barbares encore à force de travail et de science, voire de religion, profondément incapables du moindre sentiment divin » (Hypérion, 255), car la séparation est d’abord séparation entre les humains et la capacité au divin qui existe en eux, qui n’existe pas sans eux, qui est immanente au monde, à la nature, pour peu que l’action humaine s’y accorde. Dès lors que cette séparation a lieu, la communauté semble avoir disparu en tant que telle : « je ne puis imaginer de peuple plus déchiré que les Allemands. Tu vois là des ouvriers, mais pas d’êtres humains, des penseurs, mais pas d’êtres humains, des prêtres, mais pas d’êtres humains, des maîtres et des valets, des jeunes gens et des personnes d’âge mûr mais pas d’êtres humains » (Hypérion, 255-256).

Le présupposé est ici que la communauté devrait être humaine, par quoi il faut entendre : sans qualifications explicites ; elle ne peut se confondre avec une communauté d’intérêt. On retrouve un point de vue proche dans le texte de jeunesse de Hegel, La Positivité de la religion chrétienne. Le christianisme a donné du poison à Éros, en effet, et tout d’abord à l’intérieur des premières communautés, au nom d’un amour qui devait de plus en plus exclusivement se spiritualiser : la « fraternisation cessa et au lieu de se plaindre çà et là, comme cela se passait autrefois, que les repas consacrés à l’amour spirituel dégénèrent parfois en beuveries et en scènes d’amour charnel, peu à peu on renonça de plus en plus à la satisfaction du corps pour accorder d’autant plus de prix à l’élément spirituel, mystique ; et les autres sentiments, combien plus insignifiants, éprouvés dans les premiers temps, les entretiens amicaux, le plaisir d’être ensemble, l’ouverture et le réconfort mutuel des âmes, n’entrent plus en ligne de compte devant une jouissance d’un ordre aussi élevé » (PC, 52 ; p. 96 : critique de l’ascétisme).

Ce qui a été ainsi perdu, c’est ce que Hegel et ses condisciples de Tübingen voulait reconstituer, à savoir l’« Église invisible » – celle des « premiers chrétiens, liés par une foi commune » (PC, 60). Celle, aussi, qui pouvait peut-être être reconstituée dans le sillage d’une Révolution française à laquelle aurait été restituée sa pleine dimension spirituelle. Elle devait être ancrée sur une union entre amis (PC, 63), mais une union qui aurait pu rayonner et transformer le monde, comme l’indique le projet énoncé dans le texte désigné comme « Plus ancien programme de l’idéalisme allemand » ; et comme le montre mieux encore le texte « Pour un communisme des esprits », où sont vraisemblablement mis en scène les deux condisciples de Tübingen, Hegel et Hölderlin (lequel est probablement le rédacteur du texte), à l’époque où ils confiaient leur plus grands espoirs aux capacités proprement divines inhérentes à une véritable communauté des amis.

L’Église officielle, visible, positive, a été par nature hostile à l’idée même d’une communauté des amis égalitaire et soucieuse de réciprocité. Elle a dû inculquer aux membres des sectes chrétiennes le sens de la hiérarchie ; elle a dû aussi très tôt abandonner l’idée d’une communauté des biens (PC, 48-49). Elle a enfin cultivé l’idée d’un autre monde vers lequel il s’agissait de se tourner en renonçant aux tentations de celui-ci. La thèse d’une aliénation du divin en chacun, projeté dans un arrière-monde, trouve ici sa source, dont la fécondité alimentera les analyses proposées de Feuerbach à Debord.

Dans les Manuscrits de 44, on retrouve un schéma analogue, où la communauté ne peut exister dans la mesure même où chacun est séparé de soi-même. Le travailleur n’est pas simplement séparé des produits de son travail. Du fait même de l’extériorité du résultat du processus de travail, il est séparé de lui-même au cœur même de son activité, il est séparé de sa propre puissance d’agir, qui est pourtant ce qui le définit. « L’aliénation de l’ouvrier dans son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une réalité extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui, et devient une puissance autonome face à lui, que la vie qu’il a prêtée à l’objet s’oppose à lui, hostile et étrangère » (Manuscrits, 110). (Passage bien connu, que Mario Tronti éprouve le besoin de citer, et cela me semble significatif, dans De l’Esprit libre, chapitre « Les caprices de la marchandise »). C’est donc son essence même qui est proprement aliénée. Or cette essence est bien indissociablement individuelle et commune : « la vie individuelle et la vie générique de l’homme ne sont pas différentes » (Manuscrits, 147), et les deux n’ont pas d’autre lieu de pleine effectivité que le monde sensible. Le communisme, en ce sens, est bien « l’émancipation totale de tous les sens » (Manuscrits, 149).

On a souvent fait une objection à ce type de développements, en remarquant qu’ils proposaient une approche unilatérale du concept d’aliénation, et que cette unilatéralité occultait un ressort dialectique essentiel. Ce ressort, c’est pourrait-on dire celui du caractère fécond de l’aliénation elle-même. Pour Hegel, ce n’est en effet que si l’on est capable de se séparer de soi-même et de se perdre en l’autre qu’on peut être à même de revenir pleinement à soi. C’est le trajet accompli par l’Esprit, mais c’est aussi le procès qu’accomplit pour elle-même chaque conscience suffisamment éveillée à sa propre nature.

Mais cela veut bien dire qu’il y a bien un moment où l’aliénation doit être en tant que telle surmontée. La leçon de Hegel de La Phénoménologie de l’Esprit pourrait alors se comprendre ainsi : se désaliéner, c’est savoir passer de l’oscillation à l’intégration. Tout le livre pourrait ainsi être lu comme une sorte de battement entre deux pôles qui reviennent sans cesse : d’un côté la tentation de se replier sur son intériorité, au risque de se fermer au monde, comme le personnage de Giuliana en a la tentation ; de l’autre celle d’aller vers le monde, au risque de s’y perdre. D’un côté, le besoin de se retrouver en se protégeant de toute aliénation, au risque de ne plus exister ; de l’autre, celui d’agir dans le monde au risque de disperser sa propre essence dans cette action. Mais l’idée de Hegel est que ce n’est justement pas un simple battement, une simple ambivalence, car il y a progression, et celle-ci se vérifie par l’intégration de contenus toujours nouveaux. L’oscillation, et son dépassement, se rejouent toujours d’une nouvelle manière. Ce n’est pas une question de « synthèse » mais de fécondité opératoire, et de la découverte d’un espace à explorer, délivré de cette oscillation intenable.

Le problème est que la machine dialectique spéculative est bien souvent grippée, et elle est grippée dans l’exacte mesure où la résolution spéculative n’est pas une résolution dans l’existence. C’est l’objection que Kierkegaard faisait à Hegel, et cette objection est toujours d’actualité – elle devrait être examinée de plus près par exemple par les tenants des « nouvelles ontologies ». Lorsque la fécondité dialectique reste bloquée, la conscience malheureuse reste alors déchirée entre son idéal d’unité inaccessible et sa propre dispersion. Elle se croit ainsi amenée à constater que son unité a toujours déjà été dérobée par l’autre – et l’on retrouverait l’analyse lacanienne du stade du miroir. L’unité que je n’ai pas, c’est l’autre qui l’a ; et s’il l’a, c’est qu’il me l’a volée – c’est l’amoureuse qui va m’étouffer ; c’est le leader qui va m’embrigader. L’autre, c’est l’être que je suspecte de m’aliéner. C’est là la source de l’ambivalence affective, qui peut tourner à plein régime dans les rapports amoureux. D’où l’oscillation entre le désir de se rapprocher de l’objet idéalisé et celui de se laisser aller à une dispersion à la fois libératrice au regard d’un idéal inatteignable, et douloureuse parce que ne pouvant générer aucune tenue psychique. C’est si l’on reste coincé dans cette oscillation à l’intérieur d’une relation que l’on peut s’y sentir profondément aliéné.

Mais une autre dimension intervient alors ici, qui pour être saisie demande un complet renouvellement de la question de l’autre.

 

2. La place de l’autre

Il faut rappeler tout d’abord que pour Lacan l’aliénation ne se comprend qu’à partir de la place de l’Autre. Il ne faut pas confondre la spéculation sur cette place avec la morale un peu courte, et un peu ressassante, qui tient aujourd’hui lieu de repère éthique minimal dans les relations courantes : il faut savoir s’ouvrir à l’autre, l’accepter dans son altérité, l’aimer pour lui-même ou elle-même dans sa singularité, etc. Le problème est que l’autre n’est pas d’abord celle ou celui qui nous fait face. L’Autre est d’abord une place et une fonction, qui se situent en amont de nous. Disons au plus simple que chacun de nous a d’emblée à faire avec trois instances de l’autre : il y a l’Autre qui est une sorte de place vide, structurante en tant que telle ; il y a bien également l’autre réel qui est lui aussi ou elle aussi aux prises avec la manière dont cette place structure son psychisme ; et il y a le petit autre, c’est-à-dire l’image de l’autre, l’écran entre l’autre et moi, qui résulte en tant que tel de ce que j’attends de l’autre réel qu’il incarne.

L’Autre, c’est le lieu où ce qui se passe est enregistré ; c’est le lieu où ça se recueille, et donc le lieu, l’instance à laquelle on s’adresse dès lors que l’on parle. Mais il faut bien voir que ce lieu en tant que tel n’existe pas. La religion, c’est la démarche qui consiste à prêter une existence à l’Autre – on notera qu’il en va de même pour le complotisme « vulgaire », dont la structure est donc apparentée à celle du discours religieux. On peut aussi faire de l’Autre un pur regard supra-personnel : celui de l’histoire, ou celui de l’immortalité de l’œuvre. Or l’Autre en tant que tel, le lieu où tout se sait, où tout se rassemble, n’existe pas, il est seulement projeté. Il est le lieu du symbolique, mais sa consistance (par où on pourrait lui prêter une figure) est imaginaire. Mais cela n’est pas une mauvaise nouvelle : c’est parce que le lieu de l’Autre inconsiste que tout n’est pas déjà dit, déjà joué. Dégager son désir propre, c’est avérer incidemment l’inconsistance de l’Autre. Mais pour dégager ce désir, il faut donc faire l’épreuve de ce qui n’a pas encore été déjà enregistré, répertorié quelque part, de ce qui n’a pas encore été soutenu.

Pour ce qui est de l’autre réel qui parfois nous fait face, en général on ne le voit justement pas là où il est. On peut, parfois, lui demander d’incarner l’Autre : c’est ce qui arrive dans la relation amoureuse, où l’on veut avoir son Autre à soi. Quant à l’autre imaginaire ou image de l’autre, c’est cette image qui s’interpose entre nous et l’autre réel. L’autre imaginaire, c’est l’autre réel pris dans notre fantasme, c’est-à-dire pris à l’intérieur du scénario avec lequel chacun(e) a appris à interpréter sa place dans le monde. C’est pourquoi il y a toujours un écran entre soi et l’autre, entre soi et le monde – et c’est l’existence de cet écran qui pour Foucault réfutait par avance l’entreprise phénoménologique.

Le concept d’aliénation de la clinique lacanienne se comprend sur le fond de cette pluralisation des figures de l’altérité. Dans Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, l’aliénation se conçoit à partir de l’identification symbolique, en tant que le sujet cherche à se repérer comme tel dans le champ de l’Autre. Mais cette tentative d’identification ne peut satisfaire le sujet en tant que corps vivant. Dès lors, l’opération d’identification dans le seul ordre symbolique a pour conséquence une sorte d’évidement du sujet, qui lui fait perdre son être de vivant. Dans cette volonté de se trouver, soi, dans la seule dimension du symbolique, le problème n’est pas tant se livrer à l’Autre que d’être conduit à un choix impossible dont le modèle, dit Lacan, ressemble à l’alternative « la bourse ou la vie ». L’aliénation se présente comme un choix forcé dans une alternative impossible, et dès lors comme une perte constante du fait même que ce choix perpétuellement appelé ne peut se produire : « ou je ne pense pas, ou je ne suis pas » ; ou je perds mon être en renonçant à l’une de ses dimensions sans laquelle je ne peux proprement exister – en tant qu’être parlant ; ou je perds mon être en suivant le mirage d’une identification impossible. Là encore, on trouve une sorte d’oscillation, et si l’on y reste pris, on est à coup sûr aliéné, au sens où aucune fécondité ne peut s’ensuivre. Ce qui peut redonner une substance vitale au sujet selon Lacan, c’est précisément ce qu’il appelle la séparation, en entendant par là le processus qui fait apparaître l’objet a comme cause de son désir. Car « par la fonction de l’objet a, le sujet se sépare, cesse d’être lié à la vacillation de l’être, au sens qui fait l’essentiel de l’aliénation » (Lacan, Séminaire XI, 232).

Cette thèse a avant tout une visée clinique, et les objets a sont d’abord repérés à travers ce que Freud listait comme objets de la pulsion (objet oral, anal, scopique, vocal). Mais cette liste était destinée à s’allonger rapidement. En parallèle, ce qui pouvait apparaître comme une solution au début des années 1960 ne l’était déjà plus à la fin de la décennie. L’objet a, censé arrimer le désir, semblait avoir subi une mutation, que la psychanalyse elle aussi devait enregistrer – car elle avait entériné avec Lacan, contrairement à ce que pourrait laisser supposer l’image structuraliste, que l’inconscient est une réalité historique. L’objet a, en effet, s’est mis à proliférer. Les objets de la consommation, mais aussi les objets de la sublimation, les objets culturels sont autant de tenants-lieu de l’objet a, qui prolifèrent dans nos sociétés. Ce sont les objets qui causent notre désir et qui tout à la fois reconduisent le manque, c’est-à-dire l’impossibilité de la jouissance, toujours seulement partielle et dès lors toujours relancée, toujours à répéter – mais ce qui se répète, c’est donc son échec. Cela n’a pas réduit la tension vers une jouissance impossible, mais a au contraire exacerbé l’impératif de jouissance. De sorte que la jouissance a pris la place de la censure dans la constitution du surmoi. Zizek a beaucoup parlé de ce déplacement, observable dans tous les cabinets d’analystes : les analysants ne se sentent plus coupables d’avoir transgressé des interdits, ils se sentent coupables d’avoir gâché leur vie, et par là ils veulent dire : avoir raté la jouissance qui leur était promise, qui était à leur portée, mais qu’ils n’ont pas su prendre, ou garder.

Ce qui était un temps apparu comme une solution pour se désaliéner est donc devenu l’élément qui a permis de verrouiller une aliénation nouvelle. L’aliénation n’est pas une fausse conscience, qu’il s’agirait de défaire en écoutant le discours de la science. Mais elle reste bien un problème central, et le fait d’avoir recours à l’analyse peut nous permettre de mieux en voir les ressorts, y compris sous l’angle de la pensée politique. L’aliénation est aujourd’hui plus que jamais l’incapacité à trancher pour se défaire de l’oscillation ; elle est désorientation complaisante ; elle est adhésion sans confiance à l’accélération ; elle est tentation du renoncement jamais complètement assumée et pourtant toujours avérée ; elle est jouissance maligne du monnayage de la jouissance, c’est-à-dire des menus objets a qui procurent un plus-de-jouir pour n’assurer que la reconduction du manque, et donc la pure répétition ; elle est force de répétition au moment même où il s’agirait de tirer les conclusions qu’impose un changement historique dont nous ne mesurons pas encore la portée.

 

3. Dialectiques de l’inséparé

L’analyse nous conduit au point où nous devons trouver une façon d’arrêter l’oscillation – dont il est essentiel de voir qu’elle accompagne l’identification imaginaire comme l’identification symbolique ; d’autant plus essentiel que je voudrais donner par la suite un sens positif à l’identification ; je voudrais donc proposer une approche de l’identification dés-aliénante.

Mais avant cela, un point de méthode, concernant l’usage de l’analyse. Même pour l’analyse, la séparation entre les êtres n’est pas en soi libératrice. Le problème n’est pas d’être aliéné à l’autre (Hegel, ou Simondon, ou mieux encore les deux ensemble, peuvent nous aider à le comprendre), le problème est d’être aliéné à l’inconscient. Mais il est vrai que l’analyse est par définition séparatrice. Le discours de l’analyse rend compte de ce qui se passe quand les communautés d’amis, ou d’amants, ou de camarades, ne tiennent pas – en dehors de la question d’éventuelles trahisons. Elle rend compte de ce qui fait que les espoirs mis dans ces communautés s’avèrent souvent trop grands, du moins pour un regard rétrospectif. Mais ce qu’elle met au jour ne doit pas pour autant, à l’inverse, prendre la figure du destin – au sens où la déchirure serait le nécessaire aboutissement de ces communautés. La psychanalyse est analyse du désir en tant qu’il sépare ; mais elle n’est pas ainsi la révélation de ce qui constituerait la vérité indépassable du désir. Autrement dit l’erreur serait de faire de la psychanalyse une anthropologie, une théorie générale de l’humain.

Si l’analyse fonctionne pour rendre compte de ce qui se passe mal, de ce qui est sous-jacent lorsque les choses tournent mal, en revanche elle n’a rien à dire de ce qui se passe bien, disons de ce qui se passe entre les êtres lorsqu’existe entre eux et à travers eux de l’inséparé, de l’être-ensemble. Par exemple, l’analyse n’a rien à dire de l’amour, si celui-ci se confond avec l’expérience d’un bonheur qui ne veut rien, rien de plus que l’être-ensemble en tant que tel, et depuis quoi il n’y a dès lors rien à projeter. De même elle n’a rien à dire de la communauté politique, quand celle-ci n’est pas envisagée comme un ensemble structuré par un prétendu « ordre symbolique » (ne pas oublier que Lacan a passé les dernières années de sa vie à ruiner intégralement ce que ses prétendus continuateurs orthodoxes, prêtres réactionnaires de la Loi, ont cru reprendre de lui). Je parle de la communauté qui tient par elle-même, c’est-à-dire qui ne tient pas en projetant hors d’elle-même son armature, sous la forme d’institutions, mais par les ressources même de l’être-ensemble. Quand cela arrive, on peut parler avec Simondon d’une expérience transindividuelle, ou d’un espace de transindividualité. Un être-ensemble qui trouve sa consistance, c’est-à-dire qui se donne les moyens de se reprendre. Ce n’est pas que les êtres qui forment cet être-ensemble ne se séparent plus, qu’ils « fusionnent » ; c’est qu’ils trouvent la manière de faire que de l’inséparé apparaisse entre eux, et puisse revenir.

Mais justement, on pourrait sans doute s’accorder sur le fait que les espaces de transindividualité politiques ont souvent du mal à garder leur consistance, bien des difficultés à ne pas faire jouer, à l’instar des couples, les schèmes de la répétition pathologique. En ce sens on peut dire que les groupes peuvent bien en tant que tels être aliénés à « leur » inconscient, c’est-à-dire aux articulation inconscientes sous-jacentes à l’espace de transindividualité qu’ils composent lorsqu’ils ne parviennent pas à le faire consister. Ce manque de consistance tient sans doute à plusieurs éléments conjugués, mais dans la mesure où nous sommes réunis pour parler, nous pouvons nous concentrer sur l’un de ces éléments, qui serait celui d’une lacune dans la symbolisation.

Repérer une lacune au niveau de la symbolisation suppose d’assumer un travail d’interprétation. Si l’on s’en tient au travail de l’analyse, la fonction de l’interprétation peut être comprise comme la proposition d’une articulation signifiante à l’endroit où cette lacune est repérable. Si nous transposons cette indication au niveau de la subjectivation politique, on dira qu’il y a bien un manque, une lacune dans la symbolisation, au niveau des discours militants : il n’y a pas, à ma connaissance, de formulation claire, explicite, transmissible, d’un horizon commun à même de soutenir la bonne dialectique entre la séparation (en l’occurrence : d’avec l’ennemi, d’avec le monde qu’il impose) et l’inséparé, ni à même d’opérer la bonne articulation entre séparation et composition (séparations d’avec les formes d’adhésion requises pour le fonctionnement de l’écologie-monde, composition avec les tentatives d’interrompre, localement ou globalement, cette machine).

Il s’agirait alors de faire un travail d’interprétation, c’est-à-dire de proposer une articulation symbolique à même de supplémenter (je ne dis pas : de combler) la lacune qui se laisse apercevoir dans cet espace. Il s’agirait de trouver une formulation qui puisse tenir lieu, au moins pour un temps, d’articulation symbolique de cet horizon.

Dans son dernier livre, Laisser être et rendre puissant, Tristan Garcia est à la recherche du minimum de communauté, du minimum d’être-commun qui soit encore dicible. Peut-être faut-il faire une recherche analogue concernant l’existence politique. Si nous cherchons la condition la plus commune susceptible d’être inscrite à l’intérieur d’un rapport d’antagonisme, nous trouvons avant tout, me semble-t-il, la mise au travail. Je ne dis pas « le travail », surtout pas en tant qu’« abstraction réalisée », parce qu’on ne sait que trop bien où conduit la fétichisation de l’analyse du fétichisme de la marchandise.

Foucault, dans La Société punitive, parlait de ce qui manquait à l’analyse marxiste : pour qu’il y ait quelque chose de tel qu’une force de travail, encore faut-il qu’elle soit constituée comme telle. Les disciplines se sont développées précisément pour rendre possible l’existence d’une force de travail. Il indiquait alors quelque chose d’essentiel, sur quoi les approches marxistes scientistes devaient forcément faire l’impasse, et qui concernait, disons, la manière de générer des dispositions subjectives ajustées au fonctionnement du capital. Il était essentiel cependant pour Foucault que cette problématique ne recouvre justement pas celle de l’aliénation, dans la mesure où cette dernière se réduisait souvent dans les années 1960-1970 à la question de la fausse conscience. Le problème n’était pas d’abord celui de la conscience, mais bien ce qui se passait « dans son dos », c’est-à-dire du côté des dispositions corporelles et des habitudes, c’est-à-dire de la manière dont les vivants occupaient leur temps.

Aujourd’hui, cet apport de Foucault est plus que jamais utile, même s’il doit être déplacé. Car la mise au travail ne passe plus nécessairement par la constitution en force de travail, elle ne passe plus nécessairement par la discipline : on est mis au travail par exemple lorsque nos comportements sont enregistrés en tant que tels, en tant qu’ils sont traductibles sur le marché des données. Mais de façon beaucoup plus générale, ce qui est mis en travail, c’est ce que nous sommes comme sujets de désir, opaques à nous-mêmes. C’est ce que nous sommes en tant que sujets de désir qui se construisent dans les conditions du monde contemporain, où le repérage du désir « propre » est particulièrement brouillé. Autrement dit, ce qui est mis au travail, c’est notre rapport à l’illocalisation de l’objet a, donc notre désorientation désirante elle-même. Ou encore : ce qui est mis au travail, c’est notre jouissance, en tant que ce qui la caractérise est qu’elle contient une satisfaction qui n’est pas sentie comme telle (la jouissance, dans la conception lacanienne, c’est le concept qui permet d’unifier ce que Freud avait tenu séparé : la libido ou pulsion sexuelle d’un côté, la pulsion de mort de l’autre) ; une satisfaction qui est même bien souvent éprouvée comme son contraire.

On pourrait dire : ce qui est mis au travail, c’est notre aliénation elle-même, c’est-à-dire l’incapacité à arrimer notre désir en repérant sa cause, et notre incapacité à sentir la jouissance que procure cette illocalisation elle-même. Ce qui est mis au travail, c’est le continuum entre la séparation d’avec l’autre et la séparation d’avec soi, en tant qu’elle reste bloquée, en tant qu’elle ne se dialectise pas – justement vers une articulation claire du séparé et de l’inséparé. Ce qui est mis au travail, c’est la rigidification de la place du fantasme en chacun(e). On pourrait ainsi continuer les variations autour de cette formulation matricielle : « ce qui est mis au travail, c’est notre aliénation elle-même ».

Un énoncé comme celui-ci est sans doute à questionner, mais si l’on pouvait le mettre à l’épreuve et lui trouver un peu de consistance, il nous permettrait au moins de sortir du vieux débat entre ceux qui donnaient le primat à l’analyse de l’aliénation et ceux qui donnaient le primat à l’analyse de l’exploitation. Les alternatives pouvaient encore se formuler ainsi dans les années 1990, mais certainement pas aujourd’hui. Il n’est plus possible d’opposer la critique de l’aliénation et l’analyse des mutations du travail – comme le voulaient les opéraïstes par exemple, en choisissant résolument la seconde voie. Cela, alors qu’ils montraient précisément (et c’est ce que redécouvre Tronti dans ses derniers textes) que l’on ne pouvait les dissocier – mais pas seulement, pas essentiellement, à la manière dont Marx l’avait pensée, c’est-à-dire comme aliénation de l’essence humaine comprise comme activité, capacité à transformer le monde, cette capacité étant occultée notamment par le voile de l’idéologie.

Comme l’avait souligné Foucault, le problème central reste celui des occupations, donc celui du temps. Le problème est la disparition du temps commun, dont la formule secrète est cette phrase prononcée chaque jour des milliards de fois dans tous les coins du globe « je n’ai pas le temps », ou de façon plus cool, « je suis pas dispo ». Plus précisément, comme l’a montré le confinement, le problème est celui du contrôle du temps commun. Nous vivons dans un monde où nous sommes censés apprendre que d’autres sont capables de décider pour nous, nous tous dans le monde, que nous devons penser à la même chose au même moment. C’est une leçon essentielle pour l’avenir, en même temps que l’indication d’un enjeu central.

 

4. Identification

De ce qui a été dit de la mise au travail, on a essayé avec quelques amis dans un séminaire de tirer un énoncé qui serait susceptible d’être entendu depuis toute situation de conflictualité politique : le refus de la mise au travail généralisée des êtres de nature pour la valorisation du capital. Nous nous sommes appuyés essentiellement sur l’analyse proposée par Jason W. Moore dans son livre Le capitalisme et la toile de la vie. Je ne vais pas exposer nos recherches maintenant ; disons seulement en guise de résumé qu’il nous semble possible de voir dans l’analyse de Moore la source d’une extension possible de la manière dont Marx avait défini le communisme, à savoir comme refus de l’appropriation du travail d’autrui – car il faut entendre par « autrui » non seulement le travailleur exploité, mais aussi l’être dont le travail n’est pas reconnu comme tel, et qui peut être aussi bien humain (dans le cadre du travail domestique, du travail des esclaves, etc.) que non-humain (animaux en batterie mis à contribution pour nourrir une force de travail mondialisée, forêts, fleuves, ou océan mis à contribution de diverses manières pour « absorber » la pollution, etc.).

Est-ce que la volonté de proposer un tel énoncé transversal, qui pourrait concerner n’importe qui en n’importe quel point du globe, doit être comprise comme une manière de rejouer la vieille question de l’identité du sujet révolutionnaire ? Il ne semble pas que l’on puisse revenir sur la déconstruction du Sujet de l’Histoire. Il ne semble pas non plus que l’on doive faire jouer l’opposition entre le sujet unifié que serait le prolétariat, ou l’un de ses substituts, et formes de vie multiples. D’une façon générale, l’opposition un/multiple ne nous dit plus grand-chose de la manière dont nous devons concevoir la séparation politique.
S’ouvre ici la question du rapport aux politiques des minorités, qui ont déconstruit le sujet prolétarien à la fin des années 1970. Mais au lieu de revenir à ce moment historique, je voudrais plutôt parler de ce qui a pris le relais de ces politiques aujourd’hui ; parler, donc, de la « politique des identités », c’est-à-dire la politique qui se construit à partir de la revendication d’une identité dans la mesure où celle-ci est envisagée comme support d’une subjectivation antagonique : je suis femme, je suis trans, je suis noir, je suis musulman, etc.

Tout à l’opposé de cette direction, on pourrait objecter qu’il s’agit d’assumer la déposition des identités, au sens où celle-ci constitueraient le dispositif par lequel les êtres se trouvent toujours déjà piégés dans la machine métaphysico-politique qui nous intègre tous et toutes pour pouvoir mieux nous broyer. Si l’on considère que même les identités polémiques constituent un piège, alors le seul énoncé à opposer au dispositif d’intégration est : « je suis rien – rien d’identifiable ». Mais le « je ne suis rien d’identifiable » est peut-être, on va le voir, un trait d’identification parmi d’autres.

Si l’on veut suivre cette piste, il faut commencer par accepter de se rapporter à la question de l’identité non pas depuis l’opération de soustraction, qui a pour visée de défaire toute identité ; mais depuis celle d’addition, qui vise à ajouter un trait d’identification supplémentaire. Je ne reprends pas à nouveau le point de vue depuis lequel la psychanalyse lacanienne aborde la question de l’identification, dans la mesure où elle ne dégage pas suffisamment l’importance de l’inséparé, ou de ce qu’on pourrait plutôt appeler ici des points d’inséparation. Le concept d’identification est particulièrement intéressant parce qu’il nomme précisément une indiscernabilité entre soi et l’autre. Toute identification est en ce sens littéralement aliénante, mais il peut s’agir d’une aliénation « positive », féconde, productrice, d’une aliénation qui relance le procès dialectique, qui le débloque.

Il faut préciser que je parle ici d’une identification qui est fragmentaire, qui n’est pas globale, et qui procède par traits (en ce sens, je ne m’éloigne tout de même pas trop de Lacan et de la manière dont il pense l’identification « imaginaire ») : par exemple je vole à l’autre une manière de bouger, une manière de parler. Je m’identifie moi-même par le biais d’une identification à l’autre, et cela à partir d’un trait (un geste, une façon de tourner les phrases, une façon de regarder) que je reprends à un(e) autre. Le spectateur de cinéma connaît cette puissance d’identification qui ne procède pas, ou de façon secondaire, par l’adhésion à la psychologie d’un personnage, mais bien par identification à un trait, qui peut être issu d’une situation particulière avec par exemple un personnage menacé, ignorant de cette menace : la situation en tant que telle suffit à constituer un support d’identification. L’identification est donc toujours partielle ; je compose ainsi un habit d’arlequin, constitué des traits pris aux autres, et j’y trouve éventuellement la possibilité de l’habiter d’une façon singulière. Une identité serait composée d’un ensemble de traits, elle pourrait être pensée comme configuration singularisée de traits hétéroclites. Notons que l’ajout d’un trait supplémentaire pourrait être à même de modifier l’ensemble de cette configuration. Notons aussi que ce processus d’identification n’est pas purement imaginaire dans la mesure où il faut aussi une articulation signifiante pour le faire tenir, c’est-à-dire pour composer ces traits en une configuration singulière.

Je propose ici de parler d’un trait d’un, entendu comme un support d’identification. Le syntagme « trait d’un » fait écho au trait unaire lacanien, mais le détail de l’articulation clinique proposée par Lacan nous éloignerait du présent propos. Le trait unaire est pensé avant tout par Lacan comme une marque signifiante qui voue à la répétition dans la mesure même où celle-ci reconduit perpétuellement l’effacement de ce qui est répété (Séminaire XIV, 44). De sorte que le sujet, appelé vers la marque attachée à la « première fois » d’une jouissance hors de portée, ne peut qu’être emporté dans un glissement sans terme. En un sens on ne fait que retrouver ici le principe d’une déconstruction de toute ressaisie de soi, qui a animé la pensée française et son rayonnement international depuis les années 1960, et qui n’est plus ce que l’on peut en reprendre d’essentiel aujourd’hui.

Ce dont je parle ici, c’est d’un trait d’identification susceptible d’être subjectivé, d’animer un processus de subjectivation politique – par exemple un de ceux relevés plus haut : « femme », « Noir », mais aussi bien travailleur exploité, etc. La question posée était de savoir si le refus de l’identification est un trait d’identification, à même d’être pris comme support d’une subjectivation politique, parmi d’autres. Je ferai l’hypothèse qu’un foyer de conflictualité politique suppose l’existence de traits d’identification subjectivés. Par « subjectivés » on entendra : mis en partage comme des éléments d’expérience qui séparent d’identités dominantes. Un processus de subjectivation est la mise en œuvre de la dialectique du séparé et de l’inséparé aux lieux où celle-ci concerne l’existence même, la manière de vivre, la manière d’être ensemble, et l’horizon de cet être-ensemble. On se sépare des identités dominantes dans la mesure même où l’on construit une voie d’identification hétérogène ; ce serait en tout cas l’hypothèse que je soumets à la discussion.

Et dans la lancée, je ferais une seconde hypothèse : peut-être pourrait-on penser l’horizon commun du refus de la mise au travail comme le trait d’un qui permet de tracer un lien entre les espaces de subjectivation politique disséminés partout dans le monde (je parle d’une dissémination géographique, mais aussi en termes de « domaines » de lutte, etc.). Par là, il faut entendre tout d’abord qu’il est bien possible de dessiner un trait d’union entre les différentes scènes repérables. Mais il faut bien entendre aussi le trait d’un comme étant l’opérateur d’une identification possible. Un trait d’un qui viendrait s’inscrire en supplément des foyers de conflictualité existants pour chacun(e) des acteurs ou actrices de ces foyers. Une identification nouvelle pourrait s’ajouter ainsi aux précédentes sans les nier, mais en modifiant les configurations d’ensemble préexistantes – on ne peut déterminer à l’avance à quel point. Ce trait supplémentaire que chacun porterait avec soi aurait en l’occurrence pour particularité de permettre la désignation d’une visée commune, d’une manière commune de porter un refus qui se conçoit comme la mise en question directe de la logique globale en tant que telle.

Notons que, s’il s’agit bien d’un refus de la mise au travail, la visée de cette identification commune pourrait être indiquée par le concept de grève. On pourrait ici retrouver le concept de « grève humaine » ; mais il serait question plus largement d’une grève des vivants dans l’usine-monde ou dans l’entreprise-monde capitaliste.

Si cette approche était valable, cela signifierait que pour concevoir une subjectivation politique, il faut donner une place aux traits d’identification. On pourrait ainsi esquiver les faux débats relatifs aux « politiques des identités ». On l’a vu, ces débats semblent dessiner une alternative incontournable : d’un côté on peut défendre l’idée que toute politique conséquente, en tant que située, doit s’ancrer dans des identités spécifiques, et être construite par les personnes qui se reconnaissent dans ces identités – femme, noir, musulman, etc. De l’autre, on peut affirmer au contraire que toute politique à hauteur de notre temps a pour condition la déposition radicale de toute identité, car celle-ci serait en tant que telle un piège qui nous aurait toujours déjà inscrits au sein des dispositifs de la domination et du spectacle.

Contre cette fausse alternative il faut dire deux choses. Premièrement, le problème n’est pas celui de l’identité (est-elle figée ? est-elle ouverte à « l’autre » ? etc.) mais bien celui de l’identification. Par là, on l’a vu, il ne faut pas entendre le simple passage d’un état à un processus (ce type d’astuce conceptuelle a fait son temps), mais bien le fait que le point de départ de la question de l’identité est l’existence d’au moins un point (ou plutôt, donc : un trait) d’indiscernabilité entre soi et l’autre. Si je procède à une identification politique (comme malade sous traitement psychiatrique, comme noir harcelé par la police blanche, etc.), celle-ci est toujours un trait commun, un trait en partage avec au moins quelques autres. Mais on dira à juste titre que ce partage, qui permet à l’individualité politique de ne pas rester close sur elle-même et de s’ouvrir à un procès de subjectivation politique, peut très bien aboutir à une fermeture communautaire. On pourrait dire alors, et ce serait le deuxième point pour venir à bout des faux débats sur la question, que la communauté politique en question demeure ouverte dans la mesure où elle peut aussi intégrer d’autres traits d’identification, pour autant que ceux-ci ne raturent pas l’identité polémique tout d’abord défendue.

Le trait d’un qui concerne l’ensemble des êtres de la planète n’est pas celui qui rassemble ou celui qui fonde les autres traits ; il n’est pas nécessairement décisif ni dans une configuration psychique particulière, ni sur une scène politique donnée ; il peut en revanche s’ajouter à tous les traits d’identification politique existants – et il peut s’ajouter partout. Cela ne préjuge pas de la manière dont les configurations subjectives existantes, par exemple au sein des « politiques des identités », pourraient en être affectées ; cela indique simplement que ce qu’il faut voir tout d’abord, c’est de quelle manière un trait d’identification peut s’ajouter aux autres sans les effacer.

Même si la visée est de trouver des points d’articulation avec les politiques des identités, il ne s’agit pas de nier pour autant les effets proprement néfastes qui peuvent accompagner leur hégémonie grandissante dans les milieux activistes. Une hégémonie s’accompagne bien souvent d’effets de surmoi de groupe, de diffusion de mauvais conscience, ou de la bonne conscience d’appartenir à une minorité. Il s’agit de savoir s’il faut purement et simplement rejeter ce qu’apportent ces espaces politiques, donc se séparer d’eux, ou s’il faut trouver une manière de composer avec eux. C’est un élément de discussion, disons un cas pratique pour la question qui a été posée, celle du bon rapport entre séparation et composition.

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Critiques · octobre 2025

"Il s'agirait plutôt, comme dans la phrase d'Hölderlin, de retourner le désir de quitter ce monde pour l'autre en un désir de quitter un autre monde pour celui-ci."

Mathilde Girard