En attendant le Massacre

Échos de Palestine

Cet article, cosigné avec Lafif Lakhdar, a été publié le 1er août 1970 dans le cinquième numéro d'An-Nidhal, « organe tunisien de la révolution » basé en France. Khayati revient alors de Jordanie après plusieurs mois passés auprès des fedayins du Front Démocratique et Populaire pour la Libération de la Palestine, scission ‘‘de gauche’’ du FPLP. Tenant d'une ligne anti-coloniale et anti-impérialiste au sein de la gauche conseilliste en France, attentif et impliqué dans les mouvements au Maghreb et au Moyen-Orient, Khayati avait annoncé quitter l'Internationale Situationniste lors de leur conférence d'octobre 1969 à Venise, en motivant son départ par la déclaration suivante : « Une crise révolutionnaire est en train de se développer dans la zone arabe et où les éléments radicaux arabes doivent se trouver. Je me sens dans l’obligation d’en être. »

En attendant le Massacre a une adresse bien particulière ; ces thèses publiées dans un journal arabe dont la rédaction est en France, donc, furent aussi « diffusées parmi les intéressés en Jordanie ». Elles sont rédigées alors que les Etats-Unis ont réussi à faire accepter le Plan Rogers qui vise à stabiliser la situation entre Israël et les pays Arabes au prix d’un abandon du soutien aux groupes de la Résistance palestinienne (FDPLP, FPLP, OLP, …) alors basés en Jordanie. Ceux-ci avaient une véritable assise dans le royaume gouverné par Hussein, au point de menacer le régime d’une révolution soutenue par les nombreux Palestiniens y vivant. Ils disposaient de facto du pouvoir administratif dans certaines régions, où les groupes armés étaient adossés à de véritables infrastructures. 
Le Plan Rogers est une démonstration par les faits de la position pour le moins ambivalente des régimes Arabes vis-à-vis de la cause palestinienne – ambivalence qui perdure encore aujourd’hui : on rappellera que le 7 octobre a eu lieu alors que les pays arabes s’attachaient à normaliser leur relation avec Israël, et que les tractations autour d’un cessez-le-feu visent aussi à rétablir la paix des affaires dans la région ; le tout sur le dos des Palestiniens. Affichant une hostilité vocale à l’égard d’Israël, la Jordanie et l’Égypte semblent toujours être à couteaux tirés avec l’ennemi colonial et soutenir les groupes armés. Mais en vérité, Hussein s’est rapproché des Américains et de la CIA pour espérer gagner de la stabilité, et le premier objectif de Nasser est de récupérer le Sinaï, quel qu’en soit le prix.
La mise en place du Plan conduira au fameux Septembre Noir de 1970, au cours duquel l’armée Jordanienne chassera les groupes palestiniens de son territoire, massacrant plusieurs milliers de civils palestiniens. Dans ce contexte, Khayati et Lakhdar tiennent une ligne conseilliste extrêmement critique, plus qu’hétérodoxe au sein du camp de la Résistance pourtant bien plus marqués à l’époque par les doctrines socialistes et communistes que maintenant. Ils prennent acte la position de faiblesse des révolutionnaires palestiniens face aux acteurs de la région dans un contexte où la perspective d’une révolution communiste, jusque là tangible, s’éloigne brutalement, laissant présager le pire. La suite des faits leur donnera évidemment raison.

Nous republions cette archive tant pour son intérêt historique que pour sa valeur théorique dans un contexte où un massacre sans aucune commune mesure ne se fait plus attendre.

Introduction des éditeurs

Les thèses ci-dessous publiées ont été rédigées en arabe à l’intention des militants des bases de la Résistance. Elles ont été diffusées parmi les intéressés en Jordanie.
Nous avons jugé que le nécessaire débat qui doit s’engager a l’échelle du monde arabe sur les leçons politiques à tirer de la tragédie palestinienne et sur les tâches politiques de la période à venir, nous fait un devoir d’ouvrir nos colonnes à tous les révolutionnaires, et ce malgré l’existence de divergences.
En l’occurrence, certains jugements et appréciations, dans le texte, n’engagent nullement An-Nidhal. Surtout, ce document sous-estime, à notre avis, le rôle du FPDLP en tant qu’organisation mais aussi en tant que programme. Pour ce qui est des insuffisances du FPDLP, elles tiennent tout autant aux conditions qui lui ont donné naissance qu’a son quasi-isolement en tant qu’avant-garde marxiste au sein du monde arabe.
L’absence de partis révolutionnaires dans les pays arabes susceptibles d’épauler la lutte palestinienne est, d’ailleurs, une des causes principales de la faiblesse de toute la résistance et de sa défaite militaire récente face à ses bourreaux arabes.
Il est vain d’attendre que la résistance, ou une de ses fractions, « se préoccupe d’élever les masses arabes à la conscience de leurs intérêts historiques » et « de policiers », avant même que ces masses ne soient pourvues d’une organisation révolutionnaire capable de lutter de l’intérieur contre les États arabes, et d’articuler son combat avec celui de la résistance. Celle-ci peut, certes, aider jusqu’à un certain point, à la prise de conscience des masses populaires. Mais en aucune manière elle ne peut se substituer aux organisations révolutionnaires locales pour les tâches d’agitation et de propagande. C’est ce qui explique l’incroyable passivité des masses arabes face à l’entreprise d’extermination du peuple palestinien conduite par Hussein.
Le document élude donc totalement la question fondamentale du parti révolutionnaire arabe qui doit mener à bien la révolution arabe dont la lutte palestinienne n’est que le front le plus avancé. Cela conduit à des conclusions à notre avis insuffisantes, telles que celles qui consistent à trouver dans la nature de classe de la direction de la résistance la raison de son incapacité « de transformer le massacre qui l’attend en une insurrection arabe générale et victorieuse ». Certes, la direction est pour quelque chose dans cette incapacité ; mais nous pensons qu’« une insurrection arabe générale et victorieuse » ne peut être conduite par la seule résistance quel que puisse être son niveau théorique, politique et programmatique, ni par les seules masses arabes livrées à elles-mêmes et dont on attend qu’elles « s’auto-organisent ».

1.

A partir de maintenant, les mots doivent avoir la même fonction que les balles. On doit passer de l’allusion pudique à l’accusation ouverte. Les masses doivent connaître toutes les vérités et toute la réalité quelle que soit leur amertume.

2.

A travers la mise en pratique du compromis en cours, la véritable défaite aura lieu en 1970 ; car elle implique la liquidation de la résistance palestinienne qui est potentiellement le début de tous les véritables combats futurs des masses arabes. La défaite de 1967 est exclusivement celle des classes bureaucratiques militaires arabes,même si le mouvement des masses n’est pas encore parvenu à leur faire payer la note. Celle de 1970 sera notre propre défaite.

3.

Pourquoi toutes les parties de la contre-révolution arabe et mondiale mettent-elles tant de zèle à précipiter un règlement rapide au conflit qui oppose l’État d’Israël aux États arabes ? Nombreuses sont les raisons qui poussent Arabes, Russes, Américains et Israéliens à conclure un accord qui puisse sauvegarder l’essentiel de leurs intérêts mutuels. Mais la raison décisive, le dénominateur commun qui unit tous les protagonistes, reste «la peur de la radicalisation des masses» comme l’atteste le document sur la rencontre Goldmann-Hassan II, aussi bien que les confidences des diplomates soviétiques. Une simple lecture de la grande presse mondiale confirme l’analyse de Nahum Goldmann, parue dans Le Monde du 30 mai 19701NDLR : Dans l’article en question, Nahum Goldmann affirme que «L’espoir de prolonger le statu quo est à mon avis, une dangereuse illusion. Ni les Arabes ni les puissances étrangères n’accepteront le fait accompli, surtout devant la menace grandissante des mouvements terroristes arabes. Il faudrait dès lors changer de cap, sacrifier le slogan de  » l’union sacrée  » pour faciliter une nette prise de position en faveur d’un règlement Même si l’on est convaincu que les Arabes n’accepteront pas dans un proche avenir de conclure une paix formelle, je pense que nous devons prendre le risque d’une décision et indiquer clairement ce que nous souhaitons obtenir pour assurer les intérêts vitaux d’Israël. Quant à Washington, elle a, depuis l’avènement de Nixon, pour mot d’ordre «Éviter un nouveau Vietnam», étant militairement et économiquement incapable d’affronter victorieusement plus d’un Vietnam.

4.

Toutes les directions de la résistance n’ont jamais cessé de se bercer de l’illusion que «le Kremlin est en fin de compte avec la révolution». Les faits pour ne citer que les derniers en date se chargent de démentir de telles illusions qui ne sont que l’expression d’un stalinisme qui se veut critique : La classe bureaucratique qui gouverne l’URSS a pour stratégie le maintien du statu-quo et la coexistence pacifique pour ne pas dire amicale avec la contre-révolution impérialiste. Sous Staline, le Kremlin n’avait pas d’autre politique, mais la couvrait d’une fermeté phraséologique. Aujourd’hui,la classe bureaucratique qui est arrivée à harmoniser son idéologie avec sa pratique n’a même plus besoin de ce couvert mensonger. Cela ne signifie nullement qu’il n’y a pas de contradictions même parfois aigües entre le Kremlin et la Maison Blanche. Mais il s’agit de contradictions concurrentielles en vue de se partager les marchés et les zones d’influence à travers le monde ; elles ont été, jusqu’à présent résolues sur la table des négociations et non sur le champ de bataille, toujours et fondamentalement aux dépens de la révolution internationale et des peuples opprimés. Le marché soviéto-américain, conclu en vue de la double liquidation celle physique de la résistance, et politique des droits nationaux du peuple palestinien et des aspirations des masses arabes à se libérer des intérêts impérialistes et de toutes classes qui les oppriment est la preuve la plus récente de la nature contre-révolutionnaire du capitalisme bureaucratique d’État, à l’intérieur et à l’extérieur de la Russie.

5.

Le comble du ridicule est atteint quand certaines organisations notamment El-Fath comptent sur l’intransigeance des dirigeants israéliens pour refuser la solution pacifique et permettre ainsi l’éclatement d’une crise révolutionnaire. Au lendemain de l’acceptation par Nasser du Plan Rogers, «Fath» se contente de déclarer : «le refus israélien se chargera de torpiller le Plan Rogers», au lieu d’en appeler aux masses, qu’on laisse encore sans armes, pour le «torpiller» réellement. Un tel «calcul» dévoile, encore une fois, la profondeur de la stupidité politique des directions palestiniennes. Contrairement à une opinion courante au sein de la résistance, entretenue par la presse arabe, les conquêtes territoriales qui furent l’objectif du mouvement sioniste, quand ses adeptes étaient «un peuple sans terre», ont perdu de leur importance, maintenant qu’Israël est une «terre sans peuple suffisant», et une économie développée privée d’un vaste marché de consommateurs. Ce qui importe au capitalisme israélien est aujourd’hui « la paix», des frontières sûres, fermées aux Palestiniens, reconnues par les États arabes et «ouvertes à la libre circulation des personnes et des marchandises. » (A. Eban, « Le Monde», 25-7-70)

6.

Les éléments lucides parmi les hommes d’État israéliens ont trouvé la «solution finale» du problème palestinien dans la création d’un État palestinien arabe digne de ce nom sur les deux rives du Jourdain (voir les confidences de Dayan2NdlR : Moshe Dayan (1915-1981) était un général et homme politique israëlien issu de la gauche sioniste. Il entra au gouvernement en tant que ministre de l’Agriculture (1959-1964) et exerça son dernier mandat comme ministre des Affaires Étrangères (1977-1979). En 70, il est ministre de la Défense (1967-1974) : il prit son poste juste avant la Guerre de Six Jours, et fut poussé vers la sortie après la Guerre de Kippour avec le reste du gouvernement Meier. Assumant tout au long de sa carrière militaro-politique des actions extrêmement violentes vis-à-vis des Palestiniens et de la Résistance (il était notoirement partisan des massacres de représailles), il est intéressant de noter qu’il accompagna l’armée américaine au Vietnam en tant qu’observateur pour se former aux manœuvres contre-insurrectionnelles. révélées par J. Lacouture dans le «Nouvel Observateur» du 19-7-70, et sa déclaration où il accepte le Plan Rogers : «Je considère très important de se comporter de manière à ne pas perdre la possibilité du dialogue avec les Palestiniens de la Cisjordanie, car c’est avec eux que nous devrons vivre pour le mieux et pour le pire et nous devrons reconnaître ce fait3NdlR : Voir aussi l’article de Jean Lacouture dans le Monde Diplomatique de juillet 1971.)

7.

Cet État palestinien préconisé par Dayan4NdlR : Voir note précédente. ne manquera pas de candidats parmi les directions de la résistance palestinienne, notamment celle du Fatha. Que les bases de la résistance sachent que, dorénavant, l’ennemi le plus redoutable est à l’intérieur de nos frontières et au sein même de nos rangs. Il est significatif de relever ici le témoignage apporté par Hassan II qui, après avoir rencontré Goldmann, déclara à J.Daniel (Nouvel Observateur du 6-7-70) qu’il est plus que jamais convaincu de l’urgence et de l’importance des efforts qui contribuent à renouer le dialogue judéo-arabe à l’intérieur de la Palestine. «J’ai discuté avec les dirigeants de Fatha et je crois qu’ils sont lucides». La «modération» de Fatha dont l’objection la plus sérieuse semble être son éloignement de la table des négociations ne fait plus de mystère même pour les journalistes les plus attardés.

8.

De par leur nature de classe, leur retard chronique, économique et technologique, tous les régimes arabes sont incapables d’affronter victorieusement Israël dans une guerre classique. Ce genre de guerre entre un pays développé et un autre sous-développé est devenu anachronique. Ce n’est pas par hasard si la Chine bureaucratique se prépare à reprendre sa stratégie de la longue guerre populaire en cas d’invasion russe ou américaine. Pour les masses des pays sous-développés, le seul moyen de se libérer de leurs oppresseurs nationaux et étrangers reste la lutte révolutionnaire armée. Les régimes arabes qui n’ont rien à voir avec une telle lutte, considèrent au contraire que l’armement et l’auto-organisation des masses est la corde avec laquelle ils seront pendus. C’est pourquoi ils n’hésitent pas à composer avec leur pseudo-ennemi afin d’étouffer leur véritable ennemi : les masses ouvrières et paysannes révolutionnaires.

9.

C’est seulement en armant et en organisant les masses au sein de conseils ouvriers, paysans et populaires (dans les camps de réfugiés et dans les villes), démocratiquement élus, que la résistance peut s’élever au niveau de ses tâches historiques ; alors, les moyens correspondront à la fin poursuivie : non la «liquidation des traces de l’agression» mais celle de ses causes principales : les régimes arabes établis, les intérêts impérialistes et l’État d’Israël. La dernière bataille décisive de la révolution arabe sera contre l’État d’Israël et ce après avoir réuni les instruments essentiels de la victoire : une armée révolutionnaire arabe, une guérilla qualitativement et quantitativement développée et une milice populaire en un mot, le peuple en armes. Pour y parvenir, il est nécessaire d’abattre la muraille de Chine que constituent les régimes arabes établis, et de nationaliser immédiatement le pétrole arabe.

10.

Sachons gré à Nasser de s’être chargé de démentir la thèse des théoriciens du dernier quart d’heure, qui divisent les régimes arabes en deux camps : celui des «patriotes anti-impérialistes et amis de la résistance» et celui des «réactionnaires qui, de connivence avec la contre-révolution, préparent la liquidation de la résistance»… Maintenant, tout est clair,sauf pour ceux dont les yeux sont atteints de jaunisse. Tous les régimes arabes, à des degrés divers, sont contre-révolutionnaires. A travers les régimes traditionnels, l’impérialisme fait passer directement ses plans, et à travers les régimes militaires «patriotiques», les deux impérialismes (russe et américain) font passer le compromis auquel ils arrivent (Plan Rogers, entre autres), afin de freiner le mouvement révolutionnaire et de l’abattre par la suite.

11.

Rares sont les éléments parmi les dirigeants de la résistance qui étaient effectivement conscients — et donc qui s’y préparaient réellement — de l’inéluctable affrontement sanglant avec les régimes «patriotiques». Jusqu’à ce jour,aucune organisation palestinienne n’a osé mettre Nasser au banc des accusés. Les plus audacieuses d’entre elles se contentent d’allusions pudiques à peine critiques. Quant à G.Habache, il a refusé (dans sa conférence de presse) de considérer Nasser comme un ennemi de la résistance, car celle-ci n’a, d’après lui, qu’un seul ennemi : l’impérialisme. Comme si c’était l’impérialisme qui avait annoncé du Caire son acceptation du Plan Rogers et supprimé les émissions palestiniennes, et non pas le «Raïs de la Nation arabe», ce gel qui étouffe le printemps des peuples arabes ! De même, la «gauche» et la droite de la résistance communient dans le silence sur le rôle abject des tsars de la bureaucratie de Moscou dans la préparation de l’assassinat de la résistance et de la révolution arabe. C’est sûrement là le fameux «soutien soviétique» aux peuples arabes dont se gargarisent les partis staliniens arabes et,avec eux, certaines organisations de résistance. Peu d’hommes arrivent à se débarrasser des illusions de leur époque. Et ce n’est pas la première fois que la résistance est victime de ses propres illusions et de celles des autres.

12.

Jusqu’à présent, la plupart des directions palestiniennes sous-estiment,voire opposent, l’étude de la pensée et de l’histoire révolutionnaire au fétichisme de l’activité militaire pure sous forme d’opérations suicide, sans aucune perspective stratégique. Ainsi,ces opérations sont-elles devenues l’un des facteurs essentiels de pression qui ont accéléré le processus du règlement pacifique. Pis encore, au sud du Liban elles ont abouti à une catastrophe pour la résistance, prise dans le piège d’un affrontement, politiquement mortel, avec l’armée israélienne. Alors que la véritable tâche de la résistance, comme nous l’avons écrit plusieurs fois, consistait d’abord à s’implanter parmi les masses et à gagner leur sympathie et leur adhésion organisée, en vue de renverser, le moment venu, le rapport de force militaire avec l’adversaire, la résistance n’a pas trouvé mieux que de combattre pour combattre. Tout en ne cessant de prêcher «la création d’un Vietnam arabe»,les chefs de la résistance semblent ignorer jusqu’aux principes les plus élémentaires de l’expérience vietnamienne. Avant de reprendre sérieusement la lutte armée et de créer le FNL, les révolutionnaires vietnamiens, devant lesquels les chefs de la Résistance doivent s’incliner modestement, n’ont pas mis moins de six ans de préparation politique. Quant aux multiples «fronts» de la résistance qui poussent comme des champignons, ils annoncent publicitairement leur acte de naissance par des coups de feu, le plus souvent à caractère terroriste (Rome, Zurich, Athènes, Munich et on en passe).

13.

Le désarroi qui s’empare des dirigeants de la résistance à l’occasion de chaque crise dévoile, à l’évidence,
leurs possibilités réelles de pouvoir s’en sortir lors de la crise finale.

 

« La tâche de la social-démocratie ne consiste pas seulement dans la préparation technique et dans la conduite des grèves mais et surtout dans la direction politique du mouvement tout entier. La social-démocratie est l’avant-garde du prolétariat la plus éclairée, celle qui possède le plus la conscience de classe. Elle ne doit, ni ne peut, attendre avec fatalité et les mains croisées, l’apparition de la « situation révolutionnaire », attendre jusqu’à ce que le mouvement spontané du peuple puisse descendre du ciel Au contraire dans ce cas, comme dans les autres, elle doit rester à la tête du développement des choses et tâcher d’accélérer ce développement. »
ROSA LUXEMBOURG

14.

A la veille de l’alternative qui attend la résistance disparaître ou devenir le contraire de ce qu’elle est, il importe que les bases de la résistance se posent les vrais problèmes afin d’entrevoir les véritables solutions

1) Le mouvement de résistance s’est avéré totalement incapable, à travers ses relations multiformes avec les régimes arabes et leurs prolongements politiques d’une part, et avec les masses palestiniennes et arabes d’autre part, de prendre conscience de ses propres tâches. Il n’a pas su discerner le soutien de ceux dont les intérêts de ceux qui ne l’étreignent que pour mieux l’étouffer. Le programme de la résistance et sa pratique ne diffèrent quant à l’essentiel en rien de ceux des régimes arabes. Elle ne s’est jamais préoccupée d’élever les masses arabes à la conscience de leurs intérêts historiques, ni de défendre leurs intérêts quotidiens contre les classes exploiteuses et les régimes policiers. Tout au contraire, on a vu El Fath, en véritable briseur de grève, envoyer ses troupes menacer et réquisitionner les ouvriers du tabac et du bâtiment à Amman. Le FPDLP, quant à lui, n’a même pas eu le courage de défendre publiquement ses propres militants contre la police du Caire et de Bagdad. Pire encore, le FPLP de G. Habache, que la canaille de la presse bien pensante, de droite et de gauche, présente comme « l’extrémiste pur et dur », s’est montré systématiquement complice de ses bailleurs de fonds dans tous leurs crimes, et contre les ouvriers assassinés dans les rues de Bagdad et contre le peuple kurde.

2) Aucun effort sérieux en vue d’élaborer un programme et une théorie révolutionnaires cohérents n’a été effectué par aucune des fractions de la résistance, toujours prosaïquement empiriques.

15.

Il est maintenant primordial que les bases de la résistance, en se libérant de leurs chefs qui freinent plus que jamais le mouvement, jugent les régimes arabes non à partir de ce qu’ils disent mais de ce qu’ils font, non comme ils se présentent mais comme ils sont réellement. Nous ne pouvons croire que les bourreaux des masses et des éléments révolutionnaires dans leur pays puissent être des alliés sincères de la résistance.

16.

Parmi les caractéristiques principales de la bureaucratie militaire arabe on trouve la publicité et la surenchère. Sur ses lèvres les mots ont perdu toute leur signification ; on a traduit révolution par coup d’État, socialisme scientifique par socialisme policier, la lutte contre l’impérialisme américain par l’acceptation « sans conditions ni réserves » (Nasser) de ses plans. Le terne refus du Plan Rogers opposé par le Baas syrien n’est que le couvert de son acceptation effective, et dont personne ne doute plus maintenant. Le refus comique de Boumedienne s’explique par cette fantastique acrobatie qui arrive à concilier « le droit de chaque Etat arabe de décider de son sort en toute souveraineté » et « le soutien algérien à la résistance ». Comment la Jordanie, par exemple, peut-elle décider « en toute souveraineté » de son sort, sans décider du même coup de celui de la résistance et du peuple palestinien ? Comment le gouvernement algérien va-t-il traduire ce soutien ?5De fait, nous connaissons depuis le 9-8-70 le genre de soutien pratique que les militaires d’Alger pensent apporter à la résistance puisqu’ils ont appelé le peuple algérien à prier pour elle dans toutes les mosquées, le vendredi 14 août. (Note ajoutée le 9-8-70). Boumedienne a déjà envoyé ses rivaux sur le Front de Suez pour… arriver à l’application de la résolution du 22 novembre 19676NdlR : Référence à la Résolution 242 du Conseil de Sécurité de l’ONU relative à la paix au Moyen-Orient qui appelle au retrait des territoires occupés par Israël au terme de la Guerre de Six Jours sans remettre en question l’occupation de Gaza et de la Cisjordanie. . A la résistance, il a envoyé le triste Kaïd Ahmed7Kaïd Ahmed (1921-1978) était un homme politique algérien de premier plan. Membre du FLN, il en occupa le secrétariat général entre 1967 et 1974., à la tête de la commission des quatre, afin de la « convaincre » d’accepter les exigences de Hussein. L’idée d’envoyer même quelques centaines de volontaires pour « soutenir » la résistance menacée lui est tout à fait étrangère.

17.

Le tapage publicitaire qui a accompagné le refus verbal et intéressé de l’aile baasiste de la classe militaire irakienne ne doit tromper personne. Cette occasion doit être la dernière pour démasquer tous les comédiens de la tragédie palestinienne. La portée de la position irakienne se révèle sous son vrai jour en rappelant ne serait-ce que le passé tout récent de ses artisans

a) Le régime irakien a publiquement soutenu le gouvernement libanais contre les Fedayine pendant la crise de novembre 19698NdlR : Référence aux tensions extrêmement vives entre l’armée régulière du Liban et les fedayins de l’OLP. Elles débouchèrent sur les accords du Caire le 3 novembre 1969, qui rappelaient la souveraineté de l’État Libanais tout en entérinant la présence de l’OLP et de ses branches armées dans le sud du pays..
b) Lors des crises de février et de juin 1970 à Amman, le Baas irakien est resté fidèle à sa position anti-palestinienne. C’est G. Habache lui-même, considéré par Bagdad comme le numéro 1 de la résistance, témoin à charge inattaquable, qui l’a confirmé aux journalistes (voir Nouvel Observateur du 26-7-70).
c) Seuls les gens de courte mémoire ont oublié que c’est le Baas irakien contre-révolutionnaire, qui a été le premier à entrevoir les risques de contamination par la résistance des masses irakiennes qui ont de tous temps vécu sous l’ombre des potences et a promulgué ses fameux 14 points qui interdisent pratiquement toute activité palestinienne en Irak. A moins d’être un Gilbert Mury9NdlR : Gilbert Mury (1920-1975) était un philosophe, journaliste et militant français qui, au moment de l’écriture de ce texte, était membre de groupes maoïstes., comment peut-on prendre au sérieux les prétentions de Bagdad de soutenir jusqu’au bout la résistance palestinienne, Bagdad, qui soutient avec zèle la fabrication made in England de la Fédération des Émirats du Golfe contre le mouvement révolutionnaire montant dans la région ? Aussi bien le Front national démocratique de libération d’Oman que le Front populaire de libération du Golfe Arabique occupé ont déjà dénoncé les « agissements contre-révlutionnaires » des maîtres de l’Irak10La contre-révolution de l’Imamat d’Oman recrute des mercenaires omaniens et dhofari au Koweit et les envoie s’entraîner en Irak (document du FPLGAO publié par Al Hurriya [NdlR : Journal officiel du FDPLP] du 20-7-70)..

18.

Aucune des armées arabes, de par leur nature de classe, leurs privilèges inouïs11Comme exemple : l’officier irakien, à la sortie de l’Académie reçoit un crédit de 3 000 £ ; en cas de mariage 1 000 £ comme cadeau ; chaque fois qu’il part en « campagne » (c’est-à-dire incendier les villages kurdes ou enterrer vivants les communistes irakiens) sa paye augmente de 25 % ; etc., ne saurait être l’alliée de la résistance. Si les bourgeoisies d’Occident investissent leurs capitaux et développent l’économie, les officiers arabes investissent leurs galons, qu’ils se sont octroyés eux-mêmes, pour s’assurer la part du lion de la plus-value sociale. Là où ils gouvernent, ils se conduisent comme dans un pays conquis livré au pillage.

19.

La classe bureaucratique militaire arabe se subdivise en plusieurs fractions, mais leur dénominateur commun reste, avant tout et après tout, la sauvegarde de leurs privilèges, la survie de leur armée leur seul véritable garant de se maintenir leur véritable programme est de durer et non de combattre. C’est pourquoi le dernier mot de leurs rapports avec la résistance ne peut être, au fur et à mesure que celle-ci s’élève à la hauteur de ses tâches, qu’une lutte à mort. Malgré toutes ses tares, la résistance reste redoutable pour les régimes arabes, par ses possibilités latentes, réelles ou supposées, de provoquer le déferlement des masses arabes enchaînées sur la scène de l’histoire. Certes, la surenchère d’un Boumedienne ou des disciples d’Aflak sera de courte durée ; mais il revient aux bases de la résistance d’en finir une fois pour toutes avec toutes les fausses oppositions. Le divorce des masses arabes d’avec leur leader-mari (Nasser) doit être le dernier.

20.

Sans optimisme révolutionnaire béat, la résistance, de par ses directions qui, espérons-le, sont la dernière édition des organisations attardées, militairement et idéologiquement défaites n’est pas en mesure de transformer le massacre qui l’attend en une insurrection arabe générale et victorieuse. Ce serait donc Saint-Domingue et non le Vietnam. Mais les masses populaires, cette éternelle Thalassa, sont toujours chargées de surprises historiques, comme Bakounine et même Lénine l’ont déjà remarqué : « Il y a plus de sens pratique et d’intelligence dans les aspirations instinctives et les besoins réels des masses populaires que dans les esprits profonds de ceux qui se sont désignés eux-mêmes comme leurs tuteurs » (Bakounine). Dans les situations révolutionnaires, les masses dépassent souvent leurs directions et les remplacent. (Lénine.) Les éléments les plus conscients de la résistance pourront-ils assumer ce rôle historique, dans l’épreuve que les masses doivent passer devant leurs professeurs-bourreaux à Amman, au Liban et ailleurs ? Les rares éléments qui ont une conscience claire et précise du rôle et de l’avenir historique de la résistance, comme avant-garde possible de la révolution arabe, pourront-ils, le jour j, être les fossoyeurs des palais et des casernes arabes et remplacer ainsi leurs directions défaitistes, théoriquement analphabètes, politiquement confusionnistes, militairement impuissantes ? Pourront-ils, dès maintenant, tirer des conclusions pratiques de la crise de la résistance, anéantissant à jamais la flatterie empoisonnée de la presse publicitaire et dépassant radicalement la critique partielle et souvent verbale de la seule organisation de gauche : le FPDLP ? Pourront-ils, enfin, transformer le sentiment de déception des masses qui ont subitement découvert Nasser à la tête de la contre-révolution en une redécouverte de leur propre force de frappe pour engager les véritables combats présents et futurs ? Cela suppose essentiellement la capacité de ces éléments révolutionnaires de riposter au viol des masses par la propagande officielle cette répression idéologique qui ne le cède en rien à la répression policière par la diffusion la plus étendue des vérités et des faits ; et à appeler les soldats arabes à la désobéissance et à l’insurrection.

21.

Dans le cas contraire, le mouvement de la résistance finira dans le sang ; ses restes se transformeront en une série de bandes terroristes ayant pour seul programme l’assassinat des « présidents et des rois traîtres ». Les Etats arabes, déjà policiers, se défendront en instaurant un fascisme sanguinaire et chaque pays aura son Franco et son Mussolini.

22.

La tribu des Hachémites en Jordanie étant, toute seule, dans l’incapacité d’en finir avec la résistance, ou plutôt de supporter les conséquences d’une boucherie, elle demanderait la participation au crime, même symbolique, des États qui acceptent publiquement ou tacitement le Plan Rogers. A l’unité des États dans la contre-révolution, doit répondre l’unité des masses arabes dans la révolution. Il appartient aux révolutionnaires arabes de saisir cette occasion historique pour dénoncer la sainte alliance de la contre-révolution arabe et mondiale, et d’en appeler à sa destruction.

23.

En ce moment crucial où les chefs arabes s’apprêtent à reconnaître l’État de Meïr-Dayan et à signer la paix des esclaves, une voix réellement internationaliste doit s’élever des rangs de la résistance pour dire un Non résolu à l’État d’Israël et un Oui sincère à une coexistence librement consentie avec les masses israéliennes. Celles-ci s’autodétermineront soit au sein du pouvoir des Conseils ouvriers généralisés au monde arabe unifié, ce qui va dans le sens de l’histoire, soit dans la séparation. Que le testament de la résistance, en cas de défaite, et son mot d’ordre, en cas de victoire, soient révolutionnaires et internationalistes.

24.

Avec la fin des révolutions militaires qui, tel un voleur dans la nuit, s’emparent de l’État, la première tranche de la révolution arabe blanquiste et petite bourgeoise est close. Une nouvelle période s’annonce, où il n’y aura aucun « miracle » et où aucune victoire décisive ne sera facilement réalisée. L’ère des longues luttes, de la véritable révolution, va commencer.

 

Le 1 août 1970
Lafif Lakhdar – Mustapha Khayati

 

  • 1
    NDLR : Dans l’article en question, Nahum Goldmann affirme que «L’espoir de prolonger le statu quo est à mon avis, une dangereuse illusion. Ni les Arabes ni les puissances étrangères n’accepteront le fait accompli, surtout devant la menace grandissante des mouvements terroristes arabes. Il faudrait dès lors changer de cap, sacrifier le slogan de  » l’union sacrée  » pour faciliter une nette prise de position en faveur d’un règlement Même si l’on est convaincu que les Arabes n’accepteront pas dans un proche avenir de conclure une paix formelle, je pense que nous devons prendre le risque d’une décision et indiquer clairement ce que nous souhaitons obtenir pour assurer les intérêts vitaux d’Israël
  • 2
    NdlR : Moshe Dayan (1915-1981) était un général et homme politique israëlien issu de la gauche sioniste. Il entra au gouvernement en tant que ministre de l’Agriculture (1959-1964) et exerça son dernier mandat comme ministre des Affaires Étrangères (1977-1979). En 70, il est ministre de la Défense (1967-1974) : il prit son poste juste avant la Guerre de Six Jours, et fut poussé vers la sortie après la Guerre de Kippour avec le reste du gouvernement Meier. Assumant tout au long de sa carrière militaro-politique des actions extrêmement violentes vis-à-vis des Palestiniens et de la Résistance (il était notoirement partisan des massacres de représailles), il est intéressant de noter qu’il accompagna l’armée américaine au Vietnam en tant qu’observateur pour se former aux manœuvres contre-insurrectionnelles.
  • 3
    NdlR : Voir aussi l’article de Jean Lacouture dans le Monde Diplomatique de juillet 1971.
  • 4
    NdlR : Voir note précédente.
  • 5
    De fait, nous connaissons depuis le 9-8-70 le genre de soutien pratique que les militaires d’Alger pensent apporter à la résistance puisqu’ils ont appelé le peuple algérien à prier pour elle dans toutes les mosquées, le vendredi 14 août. (Note ajoutée le 9-8-70)
  • 6
    NdlR : Référence à la Résolution 242 du Conseil de Sécurité de l’ONU relative à la paix au Moyen-Orient qui appelle au retrait des territoires occupés par Israël au terme de la Guerre de Six Jours sans remettre en question l’occupation de Gaza et de la Cisjordanie.
  • 7
    Kaïd Ahmed (1921-1978) était un homme politique algérien de premier plan. Membre du FLN, il en occupa le secrétariat général entre 1967 et 1974.
  • 8
    NdlR : Référence aux tensions extrêmement vives entre l’armée régulière du Liban et les fedayins de l’OLP. Elles débouchèrent sur les accords du Caire le 3 novembre 1969, qui rappelaient la souveraineté de l’État Libanais tout en entérinant la présence de l’OLP et de ses branches armées dans le sud du pays.
  • 9
    NdlR : Gilbert Mury (1920-1975) était un philosophe, journaliste et militant français qui, au moment de l’écriture de ce texte, était membre de groupes maoïstes.
  • 10
    La contre-révolution de l’Imamat d’Oman recrute des mercenaires omaniens et dhofari au Koweit et les envoie s’entraîner en Irak (document du FPLGAO publié par Al Hurriya [NdlR : Journal officiel du FDPLP] du 20-7-70).
  • 11
    Comme exemple : l’officier irakien, à la sortie de l’Académie reçoit un crédit de 3 000 £ ; en cas de mariage 1 000 £ comme cadeau ; chaque fois qu’il part en « campagne » (c’est-à-dire incendier les villages kurdes ou enterrer vivants les communistes irakiens) sa paye augmente de 25 % ; etc.

Articles connexes

Deux Guerres locales

Matériaux · octobre 2025

"Comme toujours la guerre, quand elle n’est pas civile, ne peut que geler le processus de la révolution sociale. En aucune façon les courants révolutionnaires ne peuvent s’y reconnaître. Leur tâche est à l’autre bout du mouvement actuel, car elle doit en être la négation absolue."

Mustapha Khayati 

Sous le Hurlement de la faim

Interventions · octobre 2025

"La faim révèle des vérités que personne ne cherche. Elle dévêtit toutes les illusions et montre ce qui reste quand il n’y a rien à perdre."

Alaa Alqaisi 

Éléments d’économie politique du fascisme

Critiques · décembre 2025

Un entretien entre Robert Ferro et Romaric Godin pour introduire à la lecture d’“Industrie et national-socialisme” d'Alfred Sohn-Rethel.

Robert Ferro  Romaric Godin